Zurné, Jan Julia, Tussen twee vuren. Gerecht en verzet tijdens de Tweede Wereldoorlog, (Tielt : Lannoo, 2017), p. 265.
Amandine Thiry, UCLouvain, UGent
Par l’édition de son doctorat en histoire, Jan Julia Zurné fournit une importante contribution à l’histoire de la justice belge. L’ouvrage se livre à un exercice ambitieux et précis : observer la façon dont la magistrature belge (en particulier celle du parquet de Bruxelles) a géré le contentieux des attentats de la résistance durant la seconde occupation. Face à une justice allemande toujours plus intrusive et désireuse d’obtenir des dossiers, les magistrats tentent de préserver l’indépendance du Ministère public. Sur fond d’une spirale de violence, incluant prises d’otages et exécutions de patriotes, les transferts de procès-verbaux vers la justice militaire allemande donnent naissance à des « cas de conscience extrêmement préoccupants » pour la magistrature debout. Destiné aux spécialistes autant qu’au grand public, l’ouvrage est compact et bien charpenté. Ses 250 pages (dont 50 regroupent l’apparat critique et la bibliographie) livrent le résultat d’une enquête méticuleuse, structurée à trois niveaux.
La première partie documente le conflit de compétences qui oppose le pouvoir judiciaire belge à la Militärverwaltung allemande. À l’échelon national, Zurné distingue trois périodes principales : de 1940 à 1942, de l’automne 1942 à l’été 1943 et de l’automne 1943 à la Libération. Le choix de débuter l’analyse dès 1940, soit avant l’éruption de la violence résistante, permet de traquer finement la division croissante qui s’installe entre les autorités allemandes et la justice belge. Avec l’augmentation des attentats dès la fin de 1942, le risque de livrer des compatriotes à l’Occupant complique sans commune mesure les devoirs du Ministère public. Avec clarté, Zurné montre comment la politique du moindre mal de la justice belge est infléchie par plusieurs facteurs en 1942-1943, avant d’être progressivement abandonnée. La reconstruction des différents points de vue (en ce compris des forces d’occupation) par l’auteur est éclairante, notamment en ce qui concerne l’assimilation entre terrorisme et banditisme et le peu de cas que la Militärverwaltung fait de l’indépendance revendiquée des parquets. Sans négliger les acteurs principaux de ce conflit (secrétaires généraux, hauts responsables allemands, hauts magistrats belges), la recherche démontre aussi le rôle des procureurs du roi au sein des parquets locaux (Gand, Liège, Mons, Anvers).
La seconde partie se centre sur le parquet de Bruxelles. Le choix d’un seul arrondissement judiciaire permet de reconstituer en profondeur les pratiques de ses magistrats et de sa police judiciaire durant l’Occupation. Marqué par le plus grand nombre d’attentats en Belgique, ce terrain est privilégié non seulement constitue par la taille du parquet, mais aussi par son rôle de primus inter pares. Entre légalité et légitimité, cette plongée dans les affaires bruxelloises permet de saisir les dilemmes concrets, que l’imprécision des directives ambiguës du procureur général Collard ne cesse d’amplifier. Une dizaine de pages particulièrement passionnantes reconstruisent plus spécifiquement les sabotages et autres actions de résistances menées par les magistrats et les officiers de la police judiciaire. Zurné éclaire par ce biais un pan confidentiel des enquêtes judiciaires sous l’Occupation. Elle démontre que l’abandon de la politique du moindre mal n’attend pas les prises de position de la haute magistrature, mais s’arrime déjà dans l’action de certains subordonnés du parquet et de la police judiciaire, dont l’action de sabotage s’amorce dès 1941. Si le poids des facteurs individuels apparaît comme ligne de fond de ce second volet, la suite prise par certaines affaires se révèle décisive pour le changement de politique, de même que polarisation croissante entre magistrats et partisans de l’Ordre nouveau.
Consacrée à l’après-guerre, la troisième partie offre un jeu de miroir avec les deux premières. Après la Libération, le pouvoir judiciaire se retrouve confronté aux séquelles de la politique qu’il a menée durant l’Occupation. Trois aspects particuliers des conséquences sont successivement analysés : l’issue de certaines enquêtes judiciaires, la très discrète épuration des magistrats suspectés de compromissions ainsi que les demandes de reconnaissance symbolique. Dans le premier cas, il faut signaler que seules deux affaires sont rouvertes à la Libération, tandis de nouveaux procès-verbaux viennent compléter 14 enquêtes. Dans le second cas, Zurné montre que la politique d’épuration concerne surtout les magistrats de haut rang et certains subordonnés, tandis qu’une plus large condamnation de la politique du moindre mal apparaît comme indésirable. Sous le dernier volet « erkenning, zelfbeeld en imago », l’auteur souligne combien les magistrats et les membres de la police judiciaire ne se livrent qu’avec réticence à des procédures de demandes de médailles ou de statuts de prisonniers politiques. C’est toute la profondeur historique des autoreprésentations de la magistrature qui apparaît en filigrane de ce chapitre.
Par rapport à une approche surplombante, politico-institutionnelle, l’ouvrage privilégie une entrée par les acteurs. C’est leur marge de manœuvre, plus large que dans d’autres pays européens, qui figure au centre de l’analyse. Les prises de position des magistrats se basent à la fois sur la législation d’avant-guerre (qui se révèle sur certaines questions inopérante), mais aussi sur des considérations pragmatiques et idéologiques (patriotiques). La construction en trois parties permet de suivre les protagonistes et certaines affaires à plusieurs niveaux, comme l’emblématique affaire Eugène Predom (traitée par Zurné dans un autre article1) et celle impliquant Icek Gutfraynd, dont on n’apprend la remise en liberté que dans la troisième partie. Un tout petit regret sans doute, concerne un volet quantitatif plutôt absent, ce qui aurait donné davantage de relief aux affaires traitées. Mais c’est sans compter la grande qualité de l’écriture, qui masque parfois la fluidité avec laquelle l’auteur fait dialoguer des travaux récents et les éléments issus de sa propre recherche. Combinés à une remarquable hauteur de vue, c’est aussi ce sens de la synthèse élégant qui rend l’ouvrage si appréciable.