L’ouverture à la recherche des archives des services de police : un pan entier de l’histoire de Belgique désormais accessible
Arnaud Charon, Archives générales du Royaume (AGR)
Héritière de la Gendarmerie depuis la réforme des polices en 2001, la Police fédérale conservait toujours les archives du Corps au musée de la Police, ancien Centre d’histoire et des traditions de la Gendarmerie (CHTG). Soucieuse de préserver ce patrimoine exceptionnel et de répondre aux exigences légales en matière archivistique, la Police fédérale a décidé en 2017 de transférer les archives de la Gendarmerie aux Archives générales du Royaume.
Un projet de recherche
Cette décision a permis le lancement, en 2020, du projet BRAIN 2.0 « Nationalisation de l’information policière en Belgique (1918-1961) : Processus de démocratisation et gestion bureaucratique des connaissances » (NaPol-Intel), financé par la Politique scientifique fédérale (BELSPO). Ce partenariat entre les AGR, l’UCLouvain et l’UGent a pour objectif l’étude des processus de nationalisation des services de police, au travers des mutations de la société belge, ainsi que l’analyse de la création et de la gestion de l’information policière comme outil de légitimation des pratiques policières et des politiques sécuritaires de notre pays. Mieux comprendre la façon dont l’État a réagi face à l’occupation de l’espace public, à la liberté accrue d’exprimer des opinions ou d’exercer un militantisme permettra également de mieux saisir les évolutions actuelles de notre société.
Pour ce faire, l’ouverture à la recherche, la numérisation et la valorisation d’archives jusqu’ici difficilement accessibles sont au cœur du projet.
Focus sur deux institutions
Forte de près de deux siècles d’existence, la Gendarmerie a pour mission la conservation de la paix publique, la police administrative et judiciaire, et la surveillance des soldats. Restée longtemps le seul corps de police présent sur l’ensemble du territoire, elle connaît un véritable essor à la suite des crises socio-politiques de la fin du 19e siècle. Son organisation ne cesse dès lors de se densifier et ses effectifs sont constamment renforcés.
Les troubles sociaux et la radicalisation politique de la première moitié du 20e siècle vont accroître davantage encore son expertise sur le maintien de l’ordre. Organe militaire à l’esprit de corps omniprésent – « les hommes passent, […], mais l’institution doit subsister »1 –, la Gendarmerie n’a paradoxalement accordé que peu d’intérêt à son propre patrimoine archivistique. Les documents étaient quasi systématiquement détruits une fois leur délai d’utilité administrative dépassé. C’est pourquoi on ne dispose pratiquement d’aucune archive du 19e siècle, et seulement d’une infime partie des archives de la première moitié du 20e siècle. L’intérêt pour la sauvegarde des archives historiques n’a germé que très tardivement, notamment avec la création du CHTG dans les années 1970. En 1991, la Gendarmerie est démilitarisée et est désormais soumise à la loi sur les archives de 1955. En pleine tempête de l’affaire Dutroux et de la réforme des polices, les archives ne font visiblement pas fait l’objet d’une attention suffisante. Le musée de la Police fédérale devient le dépositaire des archives qui avaient survécu aux multiples destructions.
Outre les archives de la Gendarmerie progressivement transférées aux AGR, l’accent est mis sur l’inventoriage des archives de la Police générale du Royaume (PGR). Cette administration du ministère de l’Intérieur est créée en 1934 avec l’ambition, dans l’idée d’une grande réforme du paysage policier, de chapeauter l’action des différents services de police et de recueillir les informations sur les menaces potentielles à l’ordre public. Néanmoins, le contexte politique des années 1930 et la rivalité latente entre la Gendarmerie et la Police judiciaire ont raison de ce projet et la PGR reste au stade embryonnaire, occupant une fonction purement administrative. Elle se développe cependant d’une manière considérable durant la Seconde Guerre mondiale, à la suite de la politique de centralisation des services de police menée par Gérard Romsée et Emiel Van Coppenolle, et au transfert de la tutelle de la Gendarmerie du ministère de la Défense à la PGR. Au sortir de la guerre, cet organe est ramené à ses limites et compétences d’avant-guerre. La loi organique de la Gendarmerie de 1957 vient toutefois confirmer la tutelle du ministère de l’Intérieur sur le Corps quant aux questions de police administrative et d’exécution des lois et arrêtés en matière de police générale. La PGR se taille finalement une place importante dans l’histoire des polices belges, étant compétente entre autres pour la nomination des commissaires de police, pour les lois sur les milices privées ou pour les questions de moralité publique.
Des archives exceptionnelles
À travers ces quelques fonds d’archives, c’est un pan entier de l’histoire sociale, politique, militante et sécuritaire de la Belgique de la seconde moitié du 20e siècle qui s’ouvre à la recherche.
Pour une histoire globale tout d’abord. La mission de maintien de l’ordre de la Gendarmerie se caractérise par la surveillance et la récolte d’informations, au travers d’une chaîne de renseignements fonctionnant en permanence et dispersée à travers tout le pays : les milliers de gendarmes casernés dans les centaines de brigades. Ces informations sont transmises à la Direction supérieure des opérations (DSO). Cette section de l’État-major général occupe un rôle central au sein du Corps puisqu’elle rassemble, exploite et synthétise ces données, afin de les diffuser à tous les échelons pour l’exercice des polices administrative et judiciaire. Elle est également chargée de la coordination et du contrôle des opérations, et d’orienter l’exécution du service préventif. Elle jouit dès lors d’une vision d’ensemble qui lui permet de proposer les ajustements de l’organisation de la Gendarmerie pour répondre aux besoins du terrain, ainsi que d’établir les règlements et procédures propres à l’action et aux missions du Corps2.
Les rapports de surveillance ainsi collectés sont consultables dans les archives de la DSO. Il s’agit de dossiers concernant les mouvements, activités et éléments considérés comme subversifs ou pouvant nuire au maintien de l’ordre. Le chercheur y trouvera donc des informations – par exemple des comptes rendus de meetings – sur les mouvements flamands et wallons, sur l’extrême gauche et l’extrême droite, les partis politiques, les mouvements pacifistes ou écologistes, les syndicats et unions professionnelles, les milieux estudiantins ou encore sur le développement des menaces terroristes. La richesse de ces archives réside également dans le fait que chaque tract ou feuillet d’information découvert par les gendarmes sur le terrain se retrouve conservé dans ces dossiers.
À partir du début des années 1950, l’ensemble des communications transmises à l’État-major sur les évènements pouvant nuire à l’ordre public sont également consignées dans les « Carnets de campagne ». Ces volumes, relativement complets, offrent un panorama unique sur chaque grève, chaque manifestation, chaque incident ayant agité le pays, en décrivant, heure par heure, l’atmosphère qui y règne ou les actions menées par les gendarmes.
La synthèse de ces données est diffusée à travers les Bulletins d’informations, conservés dans les archives du Centre de documentation de la Police fédérale. Il s’agit d’une véritable photographie mensuelle de l’état du pays d’un point de vue social, politique et économique, présentant l’état d’esprit de la population et les préoccupations de la Gendarmerie en matière de maintien de l’ordre.
Pour une histoire locale ensuite. Dans les années 1970, le personnel du CHTG réalise une vaste étude sur l’histoire des unités, en rassemblant le maximum d’informations et d’archives qu’il peut encore trouver. En découle un fonds documentaire relativement lacunaire mais essentiel pour qui s’intéresse à l’histoire d’une brigade. Outre un historique succinct de l’unité et une liste des commandants, le chercheur pourra y trouver de nombreuses photos et cartes postales, tant des bâtiments que du personnel, permettant d’entrevoir la vie quotidienne des gendarmes dans des locaux parfois vétustes.
Ce fonds renferme également des témoignages d’anciens gendarmes ayant participé à la Campagne des 18 Jours, recueillis vers 1970 par le Capitaine Van Gasse qui affirmait déjà à l’époque qu’il s’agissait d’un des seuls moyens d’étudier l’action de la Gendarmerie durant l’invasion allemande, faute d’archives …
La place prépondérante qu’occupe la PGR durant la Seconde Guerre mondiale permet d’avoir un aperçu de l’activité de la Gendarmerie et des polices locales sous l’occupation. En effet, dans ce souci de centralisation, ces services de police devaient transmettre à la PGR l’ensemble des procès-verbaux d’évènements extraordinaires, dits « modèle 5 ». Ces rapports rendent compte d’actes de résistance, d’attentats, de destructions de récoltes, de vols à main armée, de grèves ou encore de manifestations, dont celles des femmes pour le ravitaillement. Autant d’histoires éclairant la vie quotidienne et l’histoire de la criminalité sous l’occupation allemande, pour une localité particulière ou l’ensemble du pays.
Une histoire des hommes et des femmes qui ont composé ces corps de police, enfin. Les commissaires de police sont nommés au terme d’une procédure pour laquelle la PGR est compétente. Sans pour autant constituer un dossier personnel en tant que tel, les dossiers concernent avant tout la procédure de nomination, permettant une analyse des profils des candidats et des examens auxquels ils devaient se soumettre. Ils offrent également la possibilité d’entrevoir parfois des conflits interpersonnels latents, des interventions d’ordre politique dans une procédure de nomination, ou bien encore des sanctions disciplinaires ou des recours devant le Conseil d’État. Les dossiers d’épuration des commissaires constitués après la Seconde Guerre mondiale font également partie de ce fonds d’archives, dont l’inventaire sera publié très prochainement. À cela s’ajoutent les milliers de dossiers personnels des gendarmes, que nous avions déjà évoqués dans un précédent numéro de Contemporanea.
Valorisation et perspectives
Depuis le début du projet NaPol-Intel, un peu moins de 250 mètres linéaires d’archives ont été ouverts à la recherche. Le chercheur pourra le constater : les interactions entre ces fonds d’archives offrent une multitude de nouvelles possibilités de recherche historiques et généalogiques.
La valorisation de ces archives est d’ores et déjà en cours, non seulement au travers des recherches menées au sein du projet, mais également par la numérisation. En effet, les Carnets de campagne (1952-1968) et les [Bulletins d’Informations (1950-1981)] (https://search.arch.be/fr/rechercher-des-archives/resultats/ead/index/zoekterm/DSEK/eadid/BE-A0510_007457_803393_FRE) ont été mis en ligne en 2021 sur le moteur de recherche des AGR. De même, l’ensemble des procès-verbaux « modèle 5 » ont été numérisés. Au total, 50.000 scans sont disponibles. Une plateforme européenne sur l’histoire des polices est également en cours de développement. Les mois à venir vont être consacrés à l’inventoriage et à l’étude des archives de la PGR durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que celles produites durant la seconde moitié du 20e siècle, portant sur les questions de législations, de coopération policière internationale, de maintien de l’ordre et de la sécurité, notamment des installations nucléaires. Enfin, les milliers de dossiers personnels des gendarmes nés avant 1950 encore conservés par la Police fédérale sont actuellement en train d’être transférés aux AGR. Ils devraient être disponibles à partir de 2023.
Les inventaires sont disponibles uniquement en version numérique ou peuvent être téléchargés gratuitement sur le webshop des AGR. Les archives peuvent être consultées conformément aux législations en vigueur, dans la salle de lecture des Archives générales du Royaume.
Webreferenties
- BRAIN 2.0 «â¯Nationalisation de lâinformation policière en Belgique (1918-1961)â¯: Processus de démocratisation et gestion bureaucratique des connaissancesâ¯Â» (NaPol-Intel): https://arch.arch.be/index.php?l=fr&m=nos-projets&r=projets-de-recherche&pr=napol-intel-nationalisation-de-l-information-policiere-en-belgique-1918-1961-processus-de-democratisation-et-gestion-bureaucratique-des-connaissances
- archives de la DSO: https://arch.arch.be/index.php?l=fr&m=actualites&r=toutes-les-actualites&a=2022-01-17-milieux-subversifs-et-menaces-a-l-ordre-public-immersion-au-c-ur-de-l-appareil-de-surveillance-de-la-gendarmerie
- «â¯Carnets de campagneâ¯Â»: https://arch.arch.be/index.php?l=fr&m=actualites&r=toutes-les-actualites&a=2021-10-12-plongee-au-c-ur-des-soubresauts-de-la-societe-belge.-pres-de-30.000-scans-d-archives-de-la-gendarmerie-desormais-accessibles-en-ligne
- archives du Centre de documentation de la Police fédérale: https://arch.arch.be/index.php?l=fr&m=actualites&r=toutes-les-actualites&a=2021-10-12-plongee-au-c-ur-des-soubresauts-de-la-societe-belge.-pres-de-30.000-scans-d-archives-de-la-gendarmerie-desormais-accessibles-en-ligne
- un fonds documentaire relativement lacunaire: https://www.arch.be/index.php?l=fr&m=actualites&r=toutes-les-actualites&a=2022-02-04-gendarmerie-la-saga-continue-les-archives-des-brigades-desormais-accessibles
- procès-verbaux dâévènements extraordinaires, dits «â¯modèle 5â¯Â»: https://arch.arch.be/index.php?l=fr&m=actualites&r=toutes-les-actualites&a=2021-12-08-la-belgique-occupee-vue-d-en-bas-l-inventoriage-et-la-mise-en-ligne-des-archives-de-la-police-generale-du-royaume-durant-la-seconde-guerre-mondiale
- précédent numéro de Contemporanea: https://contemporanea.be/fr/article/20212-archieven-kort-agr-gendarmes
- Carnets de campagne (1952-1968): https://search.arch.be/fr/rechercher-des-archives/resultats/ead/index/zoekterm/%C3%A9tat-major/eadid/BE-A0510_002370_801814_FRE
- webshop: http://webshop.arch.be/index2.php?viewpub=pubzoek&clientid