HECTOR, le podcast qui questionne la science, les pratiques, et les positionnements scientifiques : interview de Céline Rase
Renaud Juste, VUB
Traditionnellement, on considère que le premier podcast a été lancé en 2004 par l’Américain Adam Curry. Depuis lors, ce média a gagné en popularité, et touche désormais tous les secteurs, et tous les pays. Depuis les années 2000, il connait un véritable essor1. Les chercheurs, notamment les historiens, se sont également emparés de ce média léger et relativement peu couteux.
En Belgique francophone, ces dernières années, quelques historiens ont développé des projets sous forme de podcasts. On peut citer Les transmissions : la guerre en héritage de Florence Rasmont et Guillaume Abgrall en décembre 2020, Le génocide des Tutsi au tribunal d’Ornella Rovetta, et de Marie Fierens en 2020, ou encore Le cerveau volé de Tommy De Ganck, Laura Di Spurio, et Valérie Leclercq en 2021.
En février 2022, un nouveau podcast, réalisé par l’historienne Céline Rase, docteure en histoire de l’UNamur, a vu le jour : HECTOR, le podcast qui questionne la science, les pratiques, et les positionnements scientifiques. Il s’agit du tout premier podcast de l’UNamur. Hector Lebrun, un biologiste belge oublié du 19e siècle, spécialiste de la cytologie, dont les archives sont conservées par la Bibliothèque universitaire Moretus Plantin (BUMP), a donné son nom au projet. Ce podcast de quatre épisodes de 40 minutes aborde quatre thématiques : la place des femmes en sciences ; les pratiques scientifiques, et en particulier l’expérimentation animale ; la théorie de l’évolution, et la place des scientifiques dans la société. HECTOR est disponible sur différentes plateformes 2. Nous avons interrogé Céline Rase à ce propos.
À travers le podcast HECTOR, tu questionnes la science et ses pratiques du 19e siècle à aujourd’hui. Comment l’idée de réaliser ce podcast t’est-elle venue ?
L’idée du podcast est née spontanément dans le cadre d’un contrat postdoctoral consacré à la valorisation du fonds d’archives Hector Lebrun conservé à la BUMP. Ces écrits du 19e siècle témoignent des enjeux politiques, scientifiques et philosophiques d’une époque qui, bien que révolue, résonne encore. Il s’agit d’un projet de recherche interdisciplinaire financé par l’Institut Moretus Plantin et dirigé par Anne Roekens (professeure d’histoire à l’UNamur), et par Yves Poumay (professeur de médecine à l’UNamur).
Quand j’ai débarqué dans ce projet, moi qui étais historienne des collaborations, j’ai dû devenir historienne des sciences, des techniques, de la médecine. J’ai été mise soudainement en contact avec une matière traitant de globules polaires, d’immunité, d’expérimentation, de microscopes, de théories de l’évolution. J’ai dès lors été chercher l’expertise des autres. À l’origine, les différents experts de l’UNamur sollicités devaient simplement commenter quelques ouvrages précieux de la bibliothèque auxquels Hector Lebrun faisait référence. L’objectif était (et est toujours) de réaliser de courtes capsules dans la perspective d’une exposition virtuelle faisant dialoguer les écrits d’Hector Lebrun avec les grandes œuvres de la science. Mais suite à ces entretiens, je me suis retrouvée avec une trentaine d’heures de rushs extrêmement intéressants… Difficile de ne pas exploiter ces sons, riches en analyses, qui nous offraient en outre l’opportunité de sortir plus facilement des murs de l’université – alors que l’exposition y sera clairement ancrée. J’ai proposé ce projet de podcast à Anne Roekens, et à Yves Poumay : ils l’ont d’emblée soutenu.
Pourquoi as-tu choisi le format du podcast pour ton projet ?
C’est un format facile à produire, facile à diffuser, à moindre coût. Personnellement, j’ai toujours eu une affinité avec la radio : ma thèse portait déjà sur ce média3 et je consomme des podcasts depuis plusieurs années. Et puis, concrètement, j’ai bénéficié du soutien du SAV (Service Audiovisuel de l’UNamur), qui a su créer une identité et une signature sonores. Il n’y a eu aucun obstacle dans la réalisation de cette nouvelle communication.
Tu écoutes donc beaucoup de podcasts. Lesquels ont été, pour toi, des sources d’inspiration ?
Ma première rencontre avec les podcasts, ce fut lors des grands trajets en voiture, alors qu’il fallait « anesthésier » les enfants. Je pense notamment aux Odyssées ou à Bestioles de France Inter. J’ai apprécié la légèreté de ces créations sonores qui font coexister plaisir et érudition, qui attisent la curiosité, qui stimulent l’imagination. Au niveau historique, j’ai beaucoup apprécié des podcasts plus narratifs comme La division d’Emmanuel Suarez et de Sophie-Aude Picon. J’ai écouté Les Transmissions – La guerre en Héritage de l’historienne Florence Rasmont, et j’ai adoré la fiction du Cerveau Volé. En dehors du domaine historique, j’aime aussi la série Démocratie d’Arnaud Ruyssen. Le tout m’a inspirée, et j’ai essayé de produire quelque chose qui combinait différentes formes de narration. La liberté du genre est une aubaine pour la communication scientifique : la durée, le ton, le style, tous les choix sont possibles.
Ce qui ressort du projet, c’est ta volonté de toucher un public plus large que le seul public universitaire. Peux-tu nous en dire plus ?
Naturellement, j’ai toujours été portée sur la transmission grand public. J’ai une formation de journaliste. Les articles scientifiques sont nécessaires, évidemment, mais leur lectorat est confidentiel. C’est parfois frustrant de se rendre compte que, dans le public d’un colloque, les dix personnes présentes connaissent le sujet autant (mieux ?!) que vous. Je voulais toucher les gens en dehors du monde académique. Dans le cadre de ma thèse, j’ai déjà inclus cette dimension grand public en participant à des émissions de radio, et en mettant sur pied un spectacle radiophonique. Selon moi, c’est la seule manière de donner un sens à mon boulot, avec l’enseignement. Le pari ici était de mixer un propos solide sur le plan scientifique avec une narration plus légère, des extraits de films ou de séries et des virgules musicales (il y a même du Ariana Grande !).
Au commencement du projet HECTOR, quel était ton objectif ?
L’objectif était donc de sortir des cénacles académiques, de faire des liens entre le passé et le présent et, pour moi, de m’essayer à un autre type de communication. Et pour tout dire, la diffusion a déjà dépassé nos attentes. J’ai eu plus d’auditeurs que je n’ai jamais eu de lecteurs dans ma vie d’historienne ! La société civile s’intéresse au projet (avec des demandes de présentations) ainsi que les médias (qui ont assuré une belle couverture presse). Après sa mise en ligne en février, la série a rapidement dépassé les 1.000 téléchargements et a permis d’atteindre la « génération hyperconnectée » : les personnes de moins de 35 ans constituent 57% de l’audience. Les statistiques rapportent aussi des écoutes en France, au Canada et aux Etats-Unis, en petits nombres certes, mais quand même : c’est le signe que le format attire, étonne, rassemble, au-delà des frontières institutionnelles et nationales.
Le podcast s’étend sur quatre épisodes. Peux-tu développer le contenu de chacun d’eux ?
Le premier épisode s’intitule Les femmes savantes et s’intéresse à la place des femmes dans les sciences. Paradoxalement, il existe… parce qu’il n’y a quasiment aucune savante citée dans les travaux d’Hector Lebrun au début du 20e siècle, aucune femme parmi les auteurs que nous mettons en valeur dans le cadre de l’exposition virtuelle. Cette absence, elle se raconte, elle s’interroge, d’autant plus que beaucoup de choses ont changé.
Le deuxième épisode, (Con)sciences, s’intéresse à l’expérimentation animale. C’est un sujet qui divise dans la société civile, alors qu’il y a consensus dans le monde scientifique. A nouveau, l’évolution est fulgurante par rapport au 19e siècle, époque à laquelle Hector Lebrun « massacrait », pour reprendre son terme, des centaines de batraciens pour ses expériences. On y découvre comment la législation a progressivement encadré la recherche scientifique, souvent pour le meilleur, mais, les chercheurs le craignent, parfois pour le pire.
Le troisième épisode s’intitule À l’origine de l’Homme et porte sur la théorie de l’évolution, les origines de la vie et les différentes réponses données au cours du temps. On y retrouve un facteur plus religieux, et philosophique, extrêmement présent dans les archives du savant catholique.
Enfin, le quatrième épisode, Parole d’experts, interroge la légitimité des scientifiques au cours du temps, questionne leur relation avec les médias et leur rôle dans la sphère publique. Comment les chercheurs doivent-ils s’impliquer dans les débats publics, et de quelle façon ?
Dans les quatre épisodes, on retrouve Hector Lebrun. Il est le point de repère, le fil rouge et même la personnification du scientifique ordinaire, celui qui nous ressemble pas mal.
Dans les différents épisodes, on constate que tout en abordant les questions relatives au siècle d’Hector Lebrun, tu interroges également notre époque. Est-ce essentiel pour toi de faire des ponts entre le passé et le présent ?
La transmission du passé me parait plus percutante quand le récit s’inscrit dans des réflexions contemporaines. En l’occurrence, c’était facile : les archives d’Hector Lebrun rappellent l’état des connaissances telles qu’elles étaient dans les années 1890, mais montrent aussi que si un monde sépare parfois le 19e et le 21e siècle, cette distance n’est pas si grande. Dès lors, chaque épisode explore la profondeur historique des thématiques sociétales et scientifiques identifiées. Ils ont aussi le souci, dans une démarche « méta », de rendre compte des questions de méthodes et d’épistémologie qui sont propres à la recherche scientifique.
À l’origine le projet était de monter une exposition à partir des documents d’Hector Lebrun, qu’en est-il de celle-ci ?
En novembre 2022, une exposition virtuelle sera lancée sur NEPTUN, et un catalogue retraçant l’itinéraire scientifique du savant sera publié. Le projet est donc résolument transdisciplinaire et transmédias.
D’autres prolongements sont-ils envisagés ?
Le podcast, même si chaque épisode dure 40 minutes, n’entend pas épuiser les discussions sur les différents sujets abordés. Au contraire, il est une porte ouverte. Dès lors, il est prolongé par un cycle de tables rondes rassemblant des représentants des mondes académique, scientifique, médiatique, et politique. Il est devenu un lieu de rencontres. Deux tables rondes ont déjà eu lieu jusqu’à présent. La première table ronde, en lien avec le premier podcast et la problématique de la sous et de la sur-représentation des femmes dans certaines disciplines scientifiques, s’est déroulée le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale du droit des femmes, avec l’intervention de Thomas Dermine (Secrétaire d’Etat à la Politique scientifique), Coline Leclercq (attachée genre et diversité à l’UNamur), Eric Muraille (biologiste, Maitre de recherches FNRS à l’ULB), Julie Henry (doctorante en didactique de l’informatique à l’UNamur) et Rodrigue Demeuse (député écolo à la Fédération Wallonie Bruxelles en charge de l’enseignement supérieur). La deuxième table ronde, en lien avec le quatrième podcast et la problématique du rôle des universitaires dans la société et la façon dont ils doivent (ou non) s’engager dans la sphère médiatique, a eu lieu le 6 mai. Elle a mis en dialogue trois académiques de disciplines différentes (Anne Roekens, historienne, Frédéric Silvestre, biologiste, Elise Degrave, juriste), un journaliste de la RTBF (Arnaud Ruyssen, La Première). Deux autres rencontres doivent encore avoir lieu à la rentrée académique prochaine.
Webreferenties
- Les transmissionsâ¯: la guerre en héritage: https://www.cegesoma.be/fr/les-transmissions-la-guerre-en-h%C3%A9ritage-une-s%C3%A9rie-de-trois-podcasts-les-r%C3%A9cits-de-descendants-de
- Le génocide des Tutsi au tribunal: https://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200607-le-g%C3%A9nocide-tutsis-tribunal
- Le cerveau volé: http://lecerveauvole.com/
- HECTOR, le podcast qui questionne la science, les pratiques, et les positionnements scientifiques: https://open.spotify.com/show/04zjP5tnkukaBcfE32uJTP?si=0amHlTzFR6m5QpajlpUS1w&nd=1
- Les femmes savantes: https://open.spotify.com/episode/26XZQTpKJSK1MVHOi4QM05
- (Con)sciences: https://open.spotify.com/episode/5u8EHlKCLTWJX9epqaX4wX
- Ã lâorigine de lâHomme: https://open.spotify.com/episode/5QlmRH4Y8L1Voxvqtj8ALY
- Parole dâexperts: https://open.spotify.com/episode/0FLzudMua9EcRD2Mz5DyHT
- NEPTUN: https://neptun.unamur.be/s/neptun/page/accueil
- La première table ronde: https://www.youtube.com/watch?v=hVWcM7SaDxY&t=490s
- La deuxième table ronde: https://www.youtube.com/watch?v=oXssFxkJ3-g
Références
- Cohen, Évelyne, « La baladodiffusion : de la réécoute à la création sonore de podcasts », Sociétés & Représentations, 48:2 (2019): 160-162.
- Spotify, Deezer, Podcast Addict, Amazon Music, Appel Podcast, Castbox, Google Podcast.
- Rase, Céline, Interférences : Radios, collaborations, et répressions en Belgique (1939-1949) (Namur: Presse universitaire de Namur, 2021).