Les Archives de l’État, principal dépositaire des archives relatives à la colonisation
Bérengère Piret (Archives de l’État et Université Saint-Louis - Bruxelles) et Marie Van Eeckenrode (Archives de l’État et UCLouvain)
En 2014, le SPF Affaires étrangères et les Archives de l’État concluent un accord concernant le transfert de 9,5 km d’« archives africaines »1. Désormais, les archives produites par le ministère des Colonies et ses successeurs en droit ainsi que celles des administrations du Congo belge (1908-1960) et du Ruanda-Urundi (1919-1962) rejoignent les archives des entreprises et les papiers privés concernant la Colonie déjà conservés aux Archives de l’État (3 km) pour en faire le principal dépositaire des relatives à la colonisation en Belgique2. Ces trois ensembles, archives publiques métropolitaines d’une part et déplacées d’autre part, ainsi que les archives privées, n’ont jamais été aussi accessibles et aussi consultés qu’aujourd’hui. L’engouement que ces archives suscitent promet de ne pas se tarir au vu de la place grandissante que la colonisation et de ses suites reçoivent actuellement dans le débat public en Belgique.
Les archives métropolitaines
Parmi les documents concernant la colonisation, les plus consultés sont ceux issus des archives du ministère des Colonies et de ses successeurs en droit ainsi que ceux produits par les instances d’avis et d’études – Conseil colonial, Conseil supérieur, Université coloniale, Institut royal du Congo belge, etc. On peut y lire la correspondance entre le ministre des Colonies et le gouvernement général, les débats concernant la législation en vigueur au Congo et au Ruanda-Urundi, les documents relatifs au budget ou au recrutement d’agents et de fonctionnaires coloniaux. Tous ces papiers (3,5 km) sont accessibles depuis plus de soixante ans. En effet, ils ont été versés au service d’archives dudit ministère avant d’être déposés au « Service des Archives africaines » fondé au sein du ministère des Affaires étrangères en 1962.
Le fonds produit par le Service du personnel d’Afrique (SPA Métropole), service du ministère des Colonies, est emblématique de cet ensemble3. L’administration bruxelloise a créé (au moins) un dossier pour chaque membre de son personnel. La carrière de tous les agents, qu’ils soient actifs en Europe ou en Afrique, qu’ils soient Européens ou Africains, a été consignée. Les dossiers, d’importance inégale, contiennent les éléments biographiques, la carrière réalisée au sein de l’administration coloniale, les états de service (promotions et dossiers disciplinaires), ainsi que la correspondance avec le ministère des Colonies.
Si ces dossiers sont les plus complets (plus d’1 km linéaire), ils méritent d’être confrontés à ceux des services du personnel établis par les administrations locales. Le gouvernement général de Léopoldville (SPA Colonie, 380 m linéaires) et le vice-gouvernement général du Ruanda-Urundi (SPA RU, 2 m linéaires) ont consigné l’expérience professionnelle des agents européens actifs dans ces espaces. D’autres fonds sont organisés sur la base d’une catégorie professionnelle (SPA Ordre judiciaire et SPA Enseignement subsidié) ou de la chronologie – État indépendant du Congo (SPA Dossiers généraux et Registres matricules), Première Guerre mondiale (SPA PG), Seconde Guerre mondiale (SPA DG) ou après l’indépendance du Congo (SPA Kinshasa). Ce dernier fonds réunit les dossiers de Belges agissant au Congo sous l’égide de la Coopération technique ; parmi eux, la plupart ont débuté leur carrière au sein de l’administration coloniale. Enfin, bien qu’ils sont moins nombreux, les dossiers des Congolais ainsi que des Rwandais et des Burundais qui se sont engagés dans l’administration coloniale constituent le fonds SPA AIMO. Ces dossiers SPA sont quotidiennement consultés par des chercheurs, mais aussi et surtout pas des citoyens désireux de connaître la carrière coloniale de leur ancêtre.
Les archives déplacées
Le cœur des archives concernant la colonisation ne réside toutefois pas tant dans les archives métropolitaines que dans celles produites au Congo belge (6,5 km) et au Ruanda-Urundi (250 m). Les dossiers produits par le gouvernement général et ses multiples directions (agriculture, affaires indigènes et main-d’œuvre, finance, justice et terres notamment), par les relais locaux de l’administration (vice-gouvernements généraux, provinces, districts, chefferies, etc.), par la Force publique et les institutions judiciaires ainsi que ceux rédigés en vue du contrôle des espaces coloniaux (rapports annuels du Congo belge, rapports annuels du Ruanda-Urundi).
Ces documents ont principalement été conservés par les administrations productrices elles-mêmes (gouvernement général et ses multiples directions, vice-gouvernements généraux, provinces, districts, chefferies, etc.) jusqu’à ce que les autorités locales adoptent une politique archivistique. C’est chose faite en 1957, lorsqu’elles optent pour une réplique du modèle métropolitain avec un dépôt central dans la capitale congolaise et un dépôt par province. Prise peu de temps avant l’indépendance, cette décision ne pourra être pleinement appliquée, de sorte que la conservation du patrimoine archivistique colonial restera fragmentaire.
Une décision de principe et un choix politique
En 1959, pressées par un contexte international favorable aux indépendances, les autorités du Congo belge se penchent sur la question des archives publiques conservées dans la colonie. Tout comme d’autres puissances coloniales, elles optent pour une distinction entre les « archives de souveraineté » et les « archives de gestion » - partition courante lors de partages documentaires liés à des successions étatiques. Selon celle-ci, les « archives de souveraineté » sont les archives documentant le processus décisionnel, les dossiers politiques et les documents qui constitueraient une forme de prolongement des archives métropolitaines. Celles-ci sont destinées à être expédiées en métropole. Les « archives de gestion » sont définies comme étant celles liées à la mise en œuvre de ces décisions. Elles sont quant à elles vouées à rester au Congo.
C’est dans un secret relatif que se déroule l’« Opération archives » (1959-1960)4. Celle-ci vise à emporter en Belgique, par mer et par air, un maximum de documents publics. La Belgique s’écarte donc du principe de répartition des archives fixé, pour acheminer l’ensemble du patrimoine documentaire vers l’Europe estimant que les archives sont en danger au Congo en raison de la situation politique instable. Le cas du Ruanda-Urundi est différent. À la veille de l’indépendance, la « Mission Neven », du nom de l’archiviste de l’État désigné pour la colonie, se déroule entre mars et juin 1961, en vue d’organiser le transfert des archives de souveraineté y produites et de microfilmer certains documents laissés sur place. Le contraste entre les deux scénarios est saisissant.
Des archives délaissées par les États postcoloniaux
En Belgique, le ministère des Affaires africaines (et son principal successeur en droit, le ministère des Affaires étrangères) ne dispose ni de l’espace, ni du personnel suffisant pour accueillir les 6 km linéaires d’archives transférés depuis la Colonie. Aussi, il est conclu que les Archives de l’État assureront leur conservation, mais non leur gestion ou leur mise en communication (en d’autres mots, elles prêteront leurs étagères). Il en résulte que ces archives resteront inaccessibles jusqu’en 1997 quand le ministère des Affaires étrangères investit ses nouveaux locaux. Ces documents y sont confiés au « Service des archives africaines », où ils rejoignent les archives produites par le ministère des Colonies. Ce déménagement ne sera pas le dernier. À la suite de la révision de la loi sur les archives de 1955, il est en effet mis fin au régime d’exception dont bénéficiait le ministère des Affaires étrangères, jusqu’alors exempt de l’obligation de transférer ses archives aux Archives de l’État. Un protocole d’accord est signé en 2014, afin de procéder au transfert des archives produites dans le cadre de la colonisation vers les Archives de l’État. Le premier versement a eu lieu en 2018. Ces opérations devraient se poursuivre encore plusieurs années.
Au-delà des documents publics
Les archives relatives à la colonisation ne se cantonnent pas aux seules archives publiques, qu’elles soient métropolitaines ou déplacées. Les Archives de l’État conservent également les papiers de plusieurs hauts responsables coloniaux – Hubert Droogmans, Harold d’Aspremont Lynden, Jules Renkin et Pierre Wigny pour ne citer qu’eux. Elles renferment également les archives de nombre de sociétés financières et commerciales qui ont joué un rôle de premier plan dans l’exploitation et, dans une moindre mesure, l’administration du Congo belge comme du Ruanda-Urundi. La Compagnie de la Bécéka, l’Union minière du Haut-Katanga et la Banque d’Outre-mer y ont notamment versé leurs documents.
Bien qu’elles soient le principal dépositaire d’archives relatives à la colonisation, les Archives de l’État sont loin d’être le seul. Le Guide des archives relatives à la colonisation recense plus de septante autres institutions de conservation en Belgique5. Parmi celles-ci, le Musée royal de l’Afrique centrale conserve, outre ses archives institutionnelles, les papiers privés d’une centaine de particuliers qui se sont rendus dans l’Afrique des Grands lacs ; le KADOC permet quant à lui la consultation des archives de nombreuses congrégations missionnaires belges, francophones et néerlandophones.
Références
- Il est régulièrement fait écho de l’évolution de ce transfert sur le site des Archives de l’État.
- En 2012, Lien Ceûppens et Guy Coppieters ont fait état des documents relatifs à la colonisation alors conservés par les Archives de l’État. Ceûppens, Lien et Coppieters, Guy, Congo. Archives coloniales (Jalons de recherche, 36) (Bruxelles : AGR, 2012).
- Pour plus d’information concernant les fonds du Service du personnel d’Afrique, lire l’article que Luis Angel Bernardo y Garcia, archiviste en charge de ces ensembles, a consacré à l’histoire des archives relatives à la colonisation. Bernardo y Garcia, Luis Angel, « Les “Archives Africaines”. Généalogie d’un nébuleux patrimoine colonial en partage », Revue belge de philologie et d’histoire, 98 (2020 - à paraitre).
- Piret, Bérengère, « Reviving the Remains of Colonization. The Belgian Colonial Archives in Brussels », History in Africa, 42 (2015), 419-431.
- Tallier, Pierre-Alain, Van Eeckenrode, Marie, Van Schuylenbergh, Patricia et Bompuku Eyenga – Cornelis, Sabine (dir.), Belgique, Congo, Rwanda et Burundi : vers un patrimoine mieux partagé ! Guide des sources de l’histoire de la colonisation (19e-20e siècle) (Turnhout : Brepols, 2021 - à paraître).