L’histoire de la fiscalité en Belgique : un champ d’étude à défricher
Simon Watteyne, Université libre de Bruxelles
« Le régime des impôts relève à la fois du droit constitutionnel et public, du droit administratif et de la science économique ; mais il touche aussi aux spéculations de la politique. L’histoire des finances est, en effet, intimement liée à l’histoire générale ; comme celle-ci, elle marque la direction dans laquelle se meut l’humanité. Aussi, est-elle intéressante à plus d’un titre et devrait-elle faire l’objet d’un enseignement spécial dans nos établissements d’instruction. »1 Ces mots éloquents sont écrits en 1919 par Charles Clavier, directeur général de l’administration des Contributions directes en Belgique, dans un petit ouvrage qui résume à grands traits l’évolution législative des systèmes fiscaux des territoires « belges » depuis la conquête romaine jusqu’à la révolution de 1830.
Un siècle plus tard, le système fiscal belge, au cœur de nombreuses polémiques depuis la crise financière de 2008, ne suscite toujours pas l’intérêt des historiens de l’époque contemporaine2. Son étude reste l’apanage des économistes et des juristes. La complexité technique du sujet et son austérité apparente découragent probablement la recherche historique. Il en est de l’histoire fiscale comme de l’impôt lui-même : personne ne conteste son utilité fondamentale, mais tout le monde préfère l’éviter. L’histoire fiscale aux 19e et 20e siècles constitue donc un vaste champ loin d’avoir été défriché dans son intégralité. Et pour peu que les historiens osent s’aventurer dans les sources d’archive, ce champ d’étude révèle, derrière son aridité apparente, une surabondance de matière avec des implications pour l’histoire économique, politique et sociale qui sont loin d’avoir été épuisées.
Le premier historien à se risquer dans cette aventure est un étudiant de l’Université libre de Bruxelles, Jean Schoysman, qui réalise un mémoire de fin d’études sous la direction de Jean Stengers en 1965, dans lequel est abordé l’évolution des débats politiques et intellectuels à propos de la progressivité des taux, depuis la création du pays en 1830 jusqu’à l’adoption officielle des premiers impôts progressifs, en 19193. Au 19e siècle, en effet, le système fiscal du Royaume est basé sur des contributions à taux unique (proportionnel) et ne comprend aucun impôt à taux progressifs, signifiant plusieurs taux correspondant à différentes tranches de revenus d’un contribuable : plus le revenu est élevé, plus le pourcentage des taux augmente. Les gouvernements libéraux et catholiques n’en ont jamais adopté le principe au 19e siècle, malgré les propositions de quelques libéraux radicaux au milieu du siècle4 ou celles du Parti ouvrier belge à partir des années 1890, afin de mieux répartir la charge fiscale en ciblant davantage les hautes fortunes5. Sa réalisation est finalement rendue inéluctable par la crise budgétaire que doit affronter le gouvernement d’union nationale à la sortie de la Première Guerre mondiale. Limitée aux débats, en réalité peu nombreux, sur la progressivité, l’étude de Schoysman délaisse entièrement les pratiques et les politiques fiscales en application au 19e siècle et tend à rendre la question de l’impôt progressif plus importante qu’elle ne l’est durant cette période par rapport à d’autres débats clivants tels que ceux de l’adoption du serment dans les déclarations à la taxe successorale, d’une réforme des bases indiciaires de la contribution personnelle nécessaire pour le système de suffrage censitaire, de la taxation des revenus de capitaux mobiliers jusqu’alors exonérés, etc. Plus largement, l’étude de Schoysman ne nous apprend rien sur les liens entre la fiscalité et l’économie ou la politique du 19e siècle.
Le deuxième historien à s’intéresser à la fiscalité en Belgique s’appelle André Hardewyn, qui réalise une thèse de doctorat, en néerlandais, à la Vrije Universiteit Brussel à la fin des années 1990, sous la direction de Guy Vanthemsche6. Menée à l’échelle d’un demi-siècle, son étude regroupe explicitement les théories sur la guerre, sur le développement économique et sur les institutions politiques pour expliquer, dans les premières décennies du 20e siècle, le développement du système fiscal belge, en liant celui-ci à la culture du compromis issu de l’introduction du suffrage universel au vote simple et de l’émergence des coalitions au pouvoir. Selon Hardewyn, le cas belge, avec ses spécificités politiques, rejoint ceux des États modernes du 20e siècle, à savoir l’histoire d’une augmentation constante de la pression fiscale, en particulier sur les revenus du travail, confirmée par l’étude historico-statistique, en néerlandais, de l’historien Piet Clement7. Hardewyn est également l’auteur d’une série d’articles, tirés en grande partie de chapitres de sa thèse : le premier porte sur l’occupation allemande durant la Première Guerre mondiale8, le deuxième sur les politiques fiscales menées durant les Années folles9 et le troisième offre un aperçu plus large de l’évolution de la fiscalité belge entre 1914 et le début des années 199010. Le travail de Hardewyn est incontournable pour saisir l’évolution rapide de la fiscalité belge entre les deux réformes générales des contributions directes qui ont lieu, pour la première, en 1919 et en 1962 pour la seconde.
À l’étranger, dans le champ scientifique de l’histoire internationale et de l’histoire comparative, le cas de la fiscalité belge confirme le peu d’engouement de la part des historiens, à l’exception de deux ouvrages. Le premier est écrit par deux historiens américains, Kenneth Scheve et David Stasavage. Comparant une vingtaine de pays sur les deux derniers siècles, ils s’attachent à expliquer pourquoi les États taxent-ils davantage leurs plus riches citoyens grâce à des impôts progressifs. Écartant les seuls arguments de l’élargissement démocratique au 20e siècle ou de l’accroissement des inégalités, Scheve et Stasavage démontrent que la raison principale qui poussent à l’adoption d’impôts progressifs sur les hauts revenus est la mobilisation des États avant, pendant et après les deux guerres mondiales. La Belgique y est mise dans la même catégorie que tous les pays démocratiques belligérants, tels que la Grande-Bretagne ou la France, qui connaissent une augmentation rapide des taux marginaux supérieurs des impôts progressifs à partir de la Première Guerre mondiale11. Or, contrairement à l’ensemble des pays européens, la Belgique n’a pas d’impôts progressifs pendant la guerre – ou plus précisément, il est improbable que Scheve et Stasavage aient tenu compte de l’impôt progressif sur le revenu mobilier forcé par l’occupant allemand en 1917, qui ne rapporte rien suite aux fraudes massives des contribuables belges – ne les adoptant officiellement qu’à partir de 1919 avec des taux marginaux supérieurs qui restent comparativement limités tout au long de l’entre-deux-guerres. Cette étude comparative gomme toute spécificité au cas belge. Pourtant, une seconde étude à l’étranger permet de concevoir ce qui caractérise le Royaume : la persistance de principes libéraux qui se traduisent dans la législation et les pratiques par une faiblesse intentionnelle des taux d’imposition, des méthodes de contrôle et de l’imposition des revenus de capitaux mobiliers, en particulier pour les étrangers, alors même que le pays est confronté à la nécessité d’augmenter la pression fiscale sur la population face à la crise des finances publiques.
Ce second travail, présenté comme une investigation dans le champ de l’histoire internationale de l’imposition, est écrit par l’historien suisse Christophe Farquet. Il étudie comment les dirigeants helvétiques sont parvenus, après la Première Guerre mondiale, à écarter les attaques des dirigeants étrangers – y compris belges – à l’encontre du secret bancaire et des avantages fiscaux du pays, tout en renforçant son attrait pour les capitaux étrangers. S’appuyant sur des archives suisses et européennes, Farquet démontre le cas spécial de la Belgique, qui demeure un bastion conservateur réticent à participer à toute entraide fiscale internationale durant l’entre-deux-guerres en comparaison des autres nations européennes. Il confirme que les décideurs belges se sont confrontés, plus qu’ailleurs, au dilemme entre la mise en place de politiques d’attraction des capitaux européens en fuite et la nécessité de réprimer la fraude fiscale grandissante12.
Le récit de Hardewyn qui envisage l’évolution du système fiscal de l’entre-deux-guerres comme une période de gestation des impôts progressifs sur les revenus, préfigurant leur modernisation dans la seconde moitié du 20e siècle, s’additionne ici d’une nouvelle narration chez Farquet qui insiste davantage sur le conservatisme des élites politiques et des milieux financiers sur le plan fiscal au cours de cette première période de développement des impôts progressifs. Pour le lecteur non averti, ces deux récits s’entremêlent habilement. Mais il y a là deux perceptions des historiens de la fiscalité qui sont en jeu pour comprendre la société libérale belge de l’après-guerre (celle de 1914-1918). Autrement dit, après le choc financier occasionné par le premier conflit mondial et l’explosion de la dette publique, ce qui a conduit à l’adoption de nouvelles contributions directes avec des taux plus élevés sur les classes aisées, la société belge a-t-elle été capable de maintenir durablement les prémisses d’une conception progressiste de l’État et de son système fiscal ou, au contraire, est-ce la réaction à l’encontre des impôts grevant les grosses fortunes qui a prédominé13 ? A l’heure où ces lignes sont écrites, il n’existe pas encore d’étude en Belgique pour trancher la question. Coupler l’étude de la législation fiscale, de son évolution théorique, avec les fraudes gigantesques qui suivent l’instauration des impôts progressifs en 1919 et le combat des fractions politiques conservatrices pour rejeter tout moyen de contrôle sérieux des avoirs mobiliers détenus par les plus riches doit encore être réalisé14.
Au-delà de la seule question du contournement massif des impôts progressifs dans les premières décennies du 20e siècle, on manque de toutes sortes de données sur le fonctionnement réel du système fiscal de la Belgique : par exemple, systématicité des contrôles, importance des contentieux, nombre de fonctionnaires, les éventuelles collusions d’intérêts avec le patronat ou les syndicats, les motivations à entreprendre une carrière dans l’administration fiscale, les taux effectifs d’imposition, l’évaluation de la fraude et des fuites de capitaux, les mouvements de protestation de contribuables, etc. De plus, l’histoire fiscale au 19e siècle reste encore totalement ouverte à la recherche15 ainsi que l’internationalisation du cas belge pour mieux en appréhender ses spécificités et aborder d’autres sujets comme la régulation et la concurrence fiscale entre nations. En clair, les historiens ont du pain sur la planche !
Une dernière raison d’encourager les historiens à se lancer dans l’étude du système fiscal tient à son actualité : depuis l’éclatement de la crise financière en 2007-2008 et le creusement des dettes publiques, la Belgique est confrontée à d’importants défis fiscaux, comme partout ailleurs. Les débats politiques sur l’orientation de la fiscalité occupent le devant de la scène depuis plusieurs années et prendront certainement une nouvelle ampleur suite à la crise sanitaire du Covid-19 à l’heure où ces lignes sont écrites. Si tous les acteurs sociaux, politiques et économiques s’accordent sur une diminution des impôts sur les revenus du travail, parmi les plus élevés au monde, faut-il la contrebalancer par une taxation accrue des avoirs mobiliers, par une augmentation de la fiscalité indirecte ou par une réduction des dépenses de l’État ? Dans ce contexte, il semble d’autant plus intéressant de se pencher sur les deux derniers siècles d’histoire fiscale de la Belgique pour mieux comprendre les enjeux des débats contemporains.
Références
- Clavier, Charles, Histoire des impôts en Belgique, précédée d’un aperçu général de l’évolution fiscale (Hasselt : Imprimerie Jos. Van Langenacker, 1919), p. 6.
- À l’étranger, on assiste à l’émergence d’études historiques sur les systèmes fiscaux nationaux depuis une trentaine d’années seulement. La liste suivante, non exhaustive, se limite à quelques exemples anglais, français, allemands et américains.
Grande-Bretagne : Daunton, Martin, Trusting Leviathan. The politics of taxation in Britain, 1799-1914 (Cambridge: Cambridge University Press, 2001; Idem, Just taxes: the politics of taxation in Britain, 1914-1979 (Cambridge: Cambridge University Press, 2002).
France : Tristram, Frédéric, Une fiscalité pour la croissance. La direction générale des Impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960 (Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005) ; Delalande, Nicolas, Les batailles de l’impôt : consentement et résistances de 1789 à nos jours (Paris : Seuil, 2014).
États-Unis : Brownlee, Elliot, Federal taxation in America: a short history (New York: Woordow Wilson Center Press & Cambridge University Press, 1996) ; Stanley, Robert, Dimensions of law in the service of order : origins of the Federal Income Tax, 1861-1913 (New York: Oxford University Press, 1993) ; Thorndike, Joseph, Their fair share: taxing the rich in the age of FDR (Washington: Urban Institute Press, 2013).
Allemagne : Ullmann, Hans-Peter, Der deutsche Steuerstaat. Geschichte der öffentlichen Finanzen (Munich: Bech, 2005). - Schoysman, Jean, L’évolution de l’idée de la progressivité dans l’impôt en Belgique et son reflet dans la politique belge (1830-1919) (ULB, 1965)(mémoire inédit).
- Heuschling, Xavier, « L’impôt sur le revenu », notice insérée dans les Mémoires de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, 1840.
- Proposition de loi relative à l’établissement d’un impôt sur le revenu, développements du 15 janvier 1895, Doc., Ch., 1894-1895, n° 57.
- Hardewyn, André, Tussen sociale rechtvaardigheid en economische efficiëntie. Een halve eeuw fiscaal beleid in België (1914-1962) (Bruxelles: VUB Press, 2003).
- Clement, Piet, De Belgische overheidsfinanciën en het ontstaan van een sociale welvaartsstaat 1830-1940 : drie benaderingen (KU Leuven, 1995)(thèse de doctorat inédite).
- Hardewyn, André, « Een ‘vergeten’ generale repetitie : de Duitse oorlogbelastingen in België tijdens de Eerste Wereldoorlog », Cahiers d’Histoire du Temps présent 30/60, 6 (1996), pp. 183-210.
- Idem, « De invoering en de evolutie van de progressieve inkomstenbelasting in België (1919-1930) », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 75 (1997), pp. 1085-1122.
- Idem, « Les déterminants politiques, économiques et idéologiques du système fiscal belge au XXe siècle », Histoire, Économie & Société, 2 (2005), pp. 279-302.
- Scheve, Kenneth & Stasavage, David, Taxing the rich: a history of fiscal fairness in the United States and Europe (Princeton: Princeton University Press, 2016), p. 83.
- Farquet, Christophe, La défense du paradis fiscal suisse avant la Seconde Guerre mondiale : une histoire internationale (Neuchâtel : Alphil, 2016).
- Pour approfondir la réflexion sur le sujet, nous recommandons la lecture suivante : Farquet, Christophe, « La lettre, la carte et le chiffre. Les règles de l’art, une méthode d’analyse fiscale » dans : Glineur, C., Husson-Rochcongar, C. & de Crouy-Chanel, E. (dir.), La justice fiscale (Xe-XXIe siècles) (Bruylant, 2020), pp. 337-358.
- L’article suivant est une première tentative de mettre en lumière l’échec relatif de la réforme fiscale de 1919, véritable révolution progressiste défendue de longue date par le mouvement ouvrier au nom de la justice fiscale, qui s’avère une défaite sur le plan budgétaire face aux fraudes des riches contribuables et à l’évasion massive des capitaux à l’étranger. Watteyne, Simon, « La révolution fiscale de la Belgique martyre (1914-1920) », dans : Glineur, C., Husson-Rochcongar, C. & de Crouy-Chanel, E. (dir.), La justice fiscale (Xe-XXIe siècles) (Bruylant, 2020), pp. 173-194.
- Notons néanmoins la parution prochaine de l’article suivant : Watteyne, Simon, « Le coût de la première guerre scolaire et les débats des “Graux impôts” (1878-1884) », Revue belge d’Histoire contemporaine, 2020. (A paraître)