Réflexions sur l’historiographie des Arméniens de Turquie
Ararat Apaligan, Université Libre de Bruxelles
En septembre 1980, le patriarche arménien d’Istanbul, Chenork Kaloustian arrive à Bruxelles pour rencontrer les responsables du Service social des étrangers et du Comité des Arméniens de Belgique afin de préparer le transfert d’un premier convoi de réfugiés arméniens en Belgique. Il profite également de son séjour pour plaider en faveur de leur accueil devant les ministres belges des Affaires étrangères et de la Justice. Entre 1980 et 1990, ce sont plus de 3000 Arméniens essentiellement originaires de deux localités du sud-est anatolien qui se sont installés à Bruxelles. Grâce aux efforts conjoints du patriarche, du Service social des étrangers et du Comité des Arméniens de Belgique, la grande majorité d’entre eux a pu bénéficier du statut de réfugié délivré par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. De la même façon, le patriarche a organisé le transfert de milliers d’autres demandeurs d’asile à Marseille, Paris, Amsterdam et Almelo. Pour ces Arméniens, il s’agissait de l’aboutissement d’un long processus de migration par étapes depuis les régions rurales d’Anatolie jusqu’en Europe occidentale en passant par Istanbul. De nombreux groupes d’Arméniens qui ont subsisté en Anatolie après le génocide de 1915 ont ainsi été déplacés vers Istanbul puis en Europe par leurs Eglises afin d’éviter qu’ils ne disparaissent définitivement. L’étude de leurs trajectoires migratoires révèle un profond vide de recherches en ce qui concerne l’ensemble de la communauté en Turquie après 1923. Cet article offre un panorama de l’état des recherches sur le sujet. Il revient en outre sur la naissance et l’évolution récente de l’historiographie des Arméniens de Turquie.
Un sujet émergent
Les communautés arméniennes d’Europe occidentale sont le résultat de plusieurs vagues d’immigration qui ont eu lieu tout au long du 20e siècle. L’arrivée des réfugiés originaires de Turquie dans les années 1970-1980 est quant à elle passée relativement inaperçue. De surcroit, elle est aujourd’hui très peu évoquée dans les communautés qui les ont accueillies, probablement éclipsée dans les mémoires par l’immigration de leurs compatriotes d’ex URSS au cours des années 1990. Elle a cependant laissé de nombreuses traces dans les archives des organisations communautaires et humanitaires qui ont participé à leur accueil. Le phénomène n’a fait à ce jour l’objet d’aucune recherche universitaire. Plus largement, on ne trouve pas publications au sujet des Arméniens de Belgique et des Pays-Bas. En revanche, il existe une multitude de travaux sur la présence arménienne en France1. Néanmoins, ils n’englobent pas les réfugiés de Turquie qui se sont établis à Marseille et dans les banlieues de Paris dans les années 1970-1980. C’est donc tout un pan de la chronologie de la diaspora arménienne qui reste inconnu.
Même si le sujet demeure largement inexploré, les nombreux travaux en cours et de récentes publications sur les Arméniens de Turquie annoncent un avenir plutôt prometteur. En 2015, dans son ouvrage consacré à la période comprise entre 1923 et le début des années 1950, Suciyan a mis en évidence les différents mécanismes de discrimination qui ont visé les Arméniens de Turquie2. L’année suivante, l’historienne Lerna Ekmekçioglu a exploré l’histoire de la communauté dans le contexte de la création de la République turque tout en proposant un regard sur le milieu féministe arménien3. Toujours en 2016, la sociologue Nazli Temir Beyleryan a étudié la mémoire collective de la communauté sur plusieurs générations4. Ces très récentes références constituent des travaux pionniers dans le domaine. L’étude de l’histoire des Arméniens de Turquie n’en est donc qu’à ses balbutiements et c’est encore plus vrai pour ceux qui vivaient en Anatolie. En dehors du cadre universitaire, il existe depuis plus longtemps une littérature sur cette thématique, essentiellement composée de biographies et de mémoires. Elle a connu un renouveau à partir des années 1990 avec la création de la maison d’édition Aras à Istanbul. Des auteurs tels que Margosyan5, Diken6 ou Arslanyan7 y dépeignent avec une certaine nostalgie, les conditions de vie des dernières communautés de Diyarbakir et de Tokat. Sur l’émigration massive des Arméniens d’Anatolie, il est important de mentionner les ouvrages de Toroslar8 et de Guzelyan9 tant les témoignages de ce type sont rares. Parallèlement on a vu apparaitre un certain engouement pour les Arméniens islamisés. En 2004, dans son livre a succès, l’avocate turque Fethiye Cetin a raconté l’histoire de sa grand-mère, une rescapée du génocide forcée de dissimuler sa véritable identité à ses enfants10. La question a également fait l’objet d’enquêtes journalistiques sur le terrain par les Français Guillaume Perrier et Laure Marchand11 ainsi que par l’Arméno-Américain Avedis Hadjian12. En 2011, l’équipe d’historiens de la fondation Hrant Dink a entamé un ambitieux projet d’histoire orale consacré aux anciennes communautés d’Anatolie. Tout en réhabilitant la mémoire des Arméniens d’Ankara13, Sivas14, Kayseri15, Diyarbakir16 et Izmit17, ces recherches proposent une histoire locale alternative qui bouscule quelque peu l’historiographie existante.
Prise de conscience et évolutions
Cet engouement récent pousse à s’interroger sur les raisons du retard dans ce domaine de recherches. Sans grande surprise, la majeure partie des publications évoquées sont le fruit du travail d’universitaires ou auteurs turcs d’origine arménienne. Ces recherches ont véritablement émergé à partir des années 1990 au moment où des universitaires turcs se sont emparés de la question du génocide de 1915. Jusque-là, comme l’explique Fatma Muge Goçek, les minorités ethniques et religieuses du pays ont été largement exclues du récit national18. L’histoire officielle dont Mustafa Kemal a posé les fondements en 1927 célèbre la genèse de la république et l’élite séculaire en condamnant à l’oubli, les minorités déjà profondément marginalisées. Cette tradition historiographique a longtemps été perpétuée par le pouvoir et les universitaires du pays mais a été remise en question avec l’avènement de ce que Gocek appelle la « période post-nationaliste » dans les relations entre musulmans et minorités. Selon elle, cette ère a débuté en 1982 sous le président Turgut Ozal avec la néo-libéralisation de l’économie, des médias et de la communication, donnant naissance à des poches d’espace public qui ont échappé au contrôle de l’Etat. Dans ce contexte une partie de la littérature des minorités officielles a été traduite en turc et des témoignages ont commencé à être publiés. L’historien Bedross Der Matossian explique qu’au tournant des années 1990, l’ouverture des négociations pour une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne a contribué à briser le tabou sur le génocide des Arméniens19. C’est également cette décennie qui a vu les prémisses de la collaboration entre des universitaires occidentaux et turcs. Taner Akçam, Selim Deringil et Engin Akarli sont parmi les premiers à avoir participé à de tels programmes de recherches. La collaboration universitaire a pris une autre ampleur dans les années 2000 avec deux initiatives internationales réunissant des chercheurs arméniens, occidentaux et turcs. L’une d’elles est le WATS (Workshop of Armenian-Turkish Scholarship) qui a vu le jour en 2000 à l’Université de Chicago et s’est clôturée en 2015 à l’Université Bogazici d’Istanbul à l’issue de neuf rencontres. Le second évènement marquant qui coïncide avec le 90e anniversaire du génocide de 1915 a été la conférence consacrée aux Arméniens ottomans dans la phase de déclin de l’Empire. Cette conférence organisée par les trois universités turques Bilgi, Sabanci et Bogazici a été la première du genre en Turquie. Plutôt que de débattre de la qualification des évènements du début du 20e siècle, il s’agissait pour ses organisateurs, d’une occasion de lever le tabou autour des Arméniens20. La question, jusque-là enfouie dans une amnésie collective a définitivement basculé dans la sphère publique. Mais en 2007, Hrant Dink qui s’était fait le portevoix de la minorité a été abattu à Istanbul alors qu’il se rendait à la rédaction du journal Agos. Son assassinat a suscité une immense indignation dans de nombreuses franges de la société et a fait de lui un symbole de la liberté d’expression. Le tragique destin de Hrant Dink a provoqué une prise de conscience à l’échelle nationale sur la condition des minorités en Turquie et a montré la nécessité urgente de discuter publiquement des questions sensibles. C’est dans ces circonstances que des intellectuels turcs de renom ont lancé la campagne d’appel au pardon « Ozur diliyorum ». La pétition en ligne qui appelait les Turcs à demander pardon aux Arméniens pour « la grande catastrophe » de 1915 a réuni plus de 32 000 signatures. Si un processus encourageant est en cours dans la société turque et plus particulièrement dans le monde intellectuel, les choses sont moins évidentes au niveau politique. Le gouvernement continue de nier le génocide de 1915 et maintient la pression sur les minorités. Cependant, plusieurs évolutions méritent d’être mentionnées. Depuis 2010, le génocide est commémoré publiquement dans plusieurs villes de Turquie et en 2014, Recep Tayyip Erdogan a présenté pour la première fois ses condoléances aux Arméniens pour « les morts de 1915 ». Depuis, il a réitéré son message à chaque anniversaire du génocide. En 2013, Ali Bayramoglu et Michel Marian affirmaient avec optimisme que ce processus est encore long et semé d’obstacles mais que la société fera face seule à la réalité du génocide et ce dans un état de confrontation avec le gouvernement21. Pour eux, cette prise de conscience de la réalité historique aura inévitablement un impact fort qui pourra pousser l’Etat à reconnaitre le génocide.
Une perspective troublée
Mais depuis, le contexte a beaucoup évolué dans le pays. En été 2015, le gouvernement a interrompu les négociations avec les rebelles kurdes et lancé une série de bombardements dévastateurs sur plusieurs villes de l’Est du pays. Ceux qui ont exprimé des critiques à l’égard des opérations ont fait l’objet de poursuites judiciaires. C’est notamment le cas des « Universitaires pour la paix » qui s’étaient mobilisés contre les opérations par le biais d’une pétition signée par 1128 universitaires22. Plusieurs signataires ont été arrêtés et beaucoup d’autres ont été exclus de leurs universités. Après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 et l’instauration du régime d’état d’urgence, l’Etat a organisé une purge visant les soutiens du camp putschiste mais elle a en réalité touché tous les opposants. Environ 150 000 fonctionnaires ont été suspendus et parmi eux se trouvent 415 des universitaires pour la paix. Durant les deux années qu’ont duré l’état d’urgence, des centaines d’universitaires ont été jugés et emprisonnés. Les autres ont soit pris leur retraite de façon anticipée, soit décidé de quitter la Turquie pour poursuivre leurs recherches à l‘étranger. Dans ces circonstances, il est fort probable que le processus qui était en marche connaisse un important ralentissement voire une interruption en Turquie, reléguant les recherches sur les questions sensibles au second plan. Signe du changement d’ambiance, la conférence de la fondation Hrant Dink sur les Arméniens de Kayseri prévue en octobre 2019 a été interdite par les autorités. Quoi qu’il en soit, une prise de conscience au sujet de la question arménienne a bien eu lieu dans une partie de la société turque et de nombreux tabous sont définitivement tombés. Les universitaires exilés feront assurément avancer les recherches depuis l’étranger.
Références
- Cheterian, Vicken, Open Wounds, Armenians, Turks, and a Century of Genocide (Oxford: Hurst and Oxford University Press, 2015); Mandel, Maud, In the Aftermath of Genocide: Armenians and Jews in Twentieth Century France (Durham, NC: Duke University Press, 2003) ; Mouradian, Claire et Kunth, Anouche, Les Arméniens en France : du chaos à la reconnaissance (Toulouse : les éditions de l’attribut, 2010) ; Ter Minassian, Anahide, Histoires croisées : diaspora, Arménie, Transcaucasie, 1880-1990 (Marseille : Editions Parenthèses, 1997).
- Suciyan, Talin, The Armenians in Modern Turkey: Post-Genocide Society, Politics and History (London: I.B. TAURIS, 2015).
- Ekmekçioglu, Lerna, Recovering Armenia The Limits of Belonging in Post-Genocide Turkey (Stanford: Stanford University Press, 2016).
- Beyleryan, Nazli Temir, La mémoire collective à l’épreuve de la politique de l’oubli : Le cas des Arméniens de Turquie à travers trois générations (thèse de doctorat en sociologie, EHESS, Paris, 2016).
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- Cetin, Fethiye, Le livre de ma grand-mère (Marseille: Editions Parenthèses, 2013).
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