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Regnier, Cindy, La Constitution au fil de ses versions (Bruxelles : CRISP, 2019), 408 p.

Simon Watteyne, Université libre de Bruxelles

La Constitution belge, adoptée le 7 février 1831, reflète tout d’abord la vision politique de ceux qui ont mené la révolution contre le gouvernement hollandais. Il en a résulté un texte d’inspiration libérale, qui favorise les libertés individuelles et les autonomies locales, tout en instituant les composantes politiques de l’État : « un chef d’œuvre de sagesse politique » selon les autres puissances européennes1. Bien qu’il s’agit de se libérer d’une domination étrangère, le Congrès national ne s’en est pas moins inspiré de plusieurs sources étrangères : anglaises, américaines, hollandaises et surtout françaises. Symboliquement, la Constitution dont se dote la Belgique naissante est la représentation de l’État souverain et indépendant, conçue pour des citoyens libres avec l’objectif de durer le plus longtemps possible.

Depuis cette époque, la Constitution a connu de nombreuses modifications, en particulier après 1970 et le début du processus de fédéralisation. L’ouvrage de Cindy Regnier permet, de manière claire et intuitive, de retracer l’évolution des articles en français de la Constitution belge. L’auteure offre un travail rigoureux pour présenter avec finesse et précision les strates successives et mesurer combien la loi fondamentale a été ajustée et chamboulée au fil d’une soixantaine de révisions et de six réformes institutionnelles. La méthode est très simple. Pour chaque article de la version actuelle, modifiée dernièrement en 2017, est retracé le cheminement du texte depuis son apparition, en 1831 ou plus récemment. Lorsqu’un article compte plusieurs paragraphes ou plusieurs alinéas, cet exercice est accompli successivement pour chaque subdivision. Les modifications sont indiquées en italique lorsqu’il s’agit d’anciens mots et en gras lorsqu’il s’agit de la dernière formulation, tandis que les dates sont précisées dans la marge. La numérotation des articles ayant été modifiée en 1994, un tableau de concordance est fourni en fin d’ouvrage pour le lecteur qui désire retrouver l’ancienne numérotation de 1831.

Prenons l’exemple de l’article 170, anciennement article 110, qui est le fondement du pouvoir fiscal de l’État, en utilisant la méthodologie de Cindy Regnier. Le §1 n’a pas connu de modification depuis 1831 : « Aucun impôt au profit de l’État ne peut être établi que par une loi. » Un peu plus loin, l’alinéa 1 du §3 a subi par contre plusieurs modifications. Le 6 janvier 2014, il énonce : « Aucune charge, aucune imposition ne peut être établie par la province ou la collectivité supracommunale que par une décision de son conseil. » On comprend donc que les mots en gras sont nouveaux. L’ancienne version du 29 juillet 1980 disait : « Aucune charge, aucune imposition ne peut être établie par la province que par une décision de son conseil. » On voit qu’à nouveau, un seul déterminant possessif avait été ajouté. La version antérieure du 20 juillet 1970 se complique. L’alinéa 1 du §3 formulait ainsi : « Aucune charge, aucune imposition ne peut être établie par la province, par l’agglomération, par la fédération de communes et par la commune que par une décision de leur conseil. » L’utilisation du gras et de l’italique se confondent, puisque certains mots ont été ajoutés dans cette version de 1970 (en gras) tandis que la plupart de ces mêmes mots ont été retirés dans la version ultérieure de 1980 (italique). Enfin, en 1831, l’alinéa 1 du §3 énonçait : « Aucune charge, aucune imposition provinciale ne peut être établie que du consentement du conseil provincial. » Il n’y a que quelques mots en italique, indiquant que ces mots ont disparu dans la version ultérieure de 1970 ; il ne peut y avoir de mots en gras bien sûr, puisqu’il s’agit de la première version de la Constitution.

Le travail de Cindy Regnier permet donc de se familiariser aisément avec la version actuelle des lois fondamentales et leurs versions passées, offrant au lecteur une méthodologie claire pour affronter le labyrinthe institutionnel de la Belgique. La limite apparaît toutefois avec évidence. Aucune explication historique n’est fournie pour comprendre, d’une part, la signification des articles, et d’autre part leurs modifications successives. Ainsi, l’article 170, utilisé précédemment en exemple, vise historiquement à assurer le consentement à l’impôt des citoyens par l’intermédiaire de la démocratie représentative. Les premières réflexions sur le consentement à l’impôt apparaissent notamment dans la pensée du philosophe John Locke, qui écrit au 17e siècle : « The supreme power cannot take from any man any part of his property without his own consent »2. Cette conception du libéralisme s’impose au cours des 18 et 19e siècles, notamment au sein des États-Unis naissants (No taxation without representation) et de la Révolution française. Celle-ci influence, par la suite, les révolutionnaires belges de 1830 dans l’écriture des articles fiscaux de la Constitution. Quant à l’évolution des différents paragraphes de l’article 170, elle s’explique par l’évolution institutionnelle de la Belgique. Ainsi, le pouvoir fiscal de l’État, des provinces et des communes est consacré depuis 1831. Celui des agglomérations et fédérations de communes – qui, en pratique, ne concerne que l’agglomération bruxelloise – a été inséré lors de leur création en 1970. Le pouvoir fiscal des régions et des communautés a été introduit lors de la révision constitutionnelle de 1980. Enfin, le concept de supracommunalité, soit la manière dont un territoire plus grand qu’une commune peut être administré, apparaît dans la réforme institutionnelle de 2014 et provient de l’évolution du paysage urbain qui a introduit un décalage entre les réalités territoriales et le découpage des structures institutionnelles parfois trop réduites – pensons à la périphérie de Bruxelles.

Pour tenter d’offrir une analyse historique, politique et institutionnelle de chaque article, Marc Verdussen (dir.) et de nombreux auteurs ont publié en 2004 La Constitution belge : lignes & entrelignes (Le Cri). Cependant, les paragraphes et alinéas n’y sont pas distingués, encore moins les versions antérieures. On imagine donc mal comment Cindy Regnier aurait pu fournir un tel travail d’explication sans rendre la lecture indigeste et longue de plusieurs centaines de pages, perdant ainsi tout l’intérêt premier de l’ouvrage. Ce dernier n’en demeure pas moins d’une grande importance pour connaître l’évolution temporelle et littéraire de nos lois fondamentales, qui reflètent les subtilités d’une société politique marquée par la complexité : « Toute Constitution est à la fois un instrument politique, une architecture juridique, un moment historique et une œuvre littéraire.3»

- Simon Watteyne

Références

  1. Georges-H. Dumont, Chronologie de la Belgique (Bruxelles : Le Cri, 2003), p. 35.
  2. John Locke,_ Of civil government_ (Londres : Dent & Sons, 1924), p. 187.
  3. Robert Badinter, Une Constitution européenne (Paris : Fayard, 2002), p. 9.