L’ère du numérique sera-t-elle une ère pauvre en archive ?
Julien Dohet, IHOES
Lors de notre brainstorming relatif au passage d’un Bulletin papier à une revue électronique, annoncé dans le numéro papier XXXVII-2015-2, Julien Dohet nous avait communiqué quelques utiles réflexions. Pour ce premier numéro de Contemporanea, nous lui avons demandé de proposer une amorce de réflexion pour ouvrir un débat sur la gestion des archives numériques, inaugurant par là notre rubrique “La parole à “. Dans un second temps, Tom Cobbaert continuera le débat en nous offrant ses propres réflexions à ce sujet.
La question du coût et de l’accessibilité des bulletins papiers est une question générale. Ce coût est pluriel : il comprend notamment des frais d’impression et d’envoi qui peuvent vite s’avérer lourds et constituer un frein au développement ou à la poursuite d’une publication. Dans ce cadre, le passage au numérique peut être une solution et sembler une politique de bon sens. Cela pose cependant au moins deux problèmes:
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La lecture d’un format papier est d’une part plus confortable, mais surtout rend la revue plus consultable. Un format numérique va être noyé dans les mails, dans les sites à consulter… La version papier reste un objet matériel que l’on découvre dans sa boite aux lettres et que l’on peut déposer dans un endroit propice à la lecture.
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Mais plus fondamentalement, et ce sera là mon principal point de réflexion, se pose la question de la mémoire, de la conservation du Bulletin. Il serait pour le moins paradoxal qu’une association d’historiens se voit privée de la conservation de son périodique d’information, et donc d’une potentielle consultation dans le futur ! Car même bien réalisée et conservée, à l’image par exemple de ce qui se fait au dépôt numérique de la KBR, une évolution vers le tout numérique pose question.
Mais élargissons la réflexion de ce deuxième point à la question, qui m’apparaît capitale pour l’avenir de la recherche en histoire contemporaine, de l’archivage et de la conservation des productions numériques. Il y a un risque certain, avec l’abandon du papier, de se retrouver dans quelques années avec une absence de sources pour des recherches sur les périodes les plus récentes. Car, à ma connaissance, peu de centres d’archives mènent en ce moment une politique coordonnée, structurée en matière de sauvegarde des publications numériques.
Certes, certaines institutions ont pris la mesure du problème et mettent progressivement en place des stratégies pour faire face à cette nouvelle donne. Qui plus est, la nouvelle génération de logiciels d’inventaire et de catalogage en ligne permet clairement de mieux répondre aux défis de l’archivage numérique. Cependant, ces stratégies sont-elles suffisantes ? Et les centres d’archives ont-ils actuellement réellement les moyens (financiers notamment) d’acquérir ces nouveaux logiciels ? Ce courrier pourrait être le déclencheur d’un état des lieux de la question.
Prenons plusieurs exemples :
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Une partie importante des échanges entre personnes, voire même entre institutions, passe aujourd’hui par le courriel. Si le courrier papier n’a pas totalement disparu, la sauvegarde de ce dernier ne permet plus aujourd’hui de rendre compte de l’intégralité de la correspondance d’une personne. Or, à notre connaissance, la plupart des archives personnelles conservées dans les centres d’archives ne reprennent que la correspondance et non le contenu de la boîte mail de la personne concernée. Tout au plus, certains courriels sont conservés lorsqu’ils ont été imprimés par leur auteur, ce qui n’est clairement pas une opération habituelle, mais la conservation systématique sous format électronique est loin d’être la règle. Or, la boîte mail, avec le système de documents attachés, la liaison et le regroupement automatique des échanges épistolaires, permet de suivre facilement l’intégralité d’une conversation. Complétée par l’agenda électronique (dans lequel certains utilisateurs référencent également les documents liés à la réunion indiquée), un programme comme Outlook deviendra ainsi la source principale de recherches et études futures. Prenons pour exemple un cas que nous connaissons bien : le monde syndical. Avec le développement des nouvelles technologies, les échanges entre permanents et délégués et encore plus entre permanents se font par courriels. L’historien du futur qui voudra retracer l’activité d’un délégué ou d’un dirigeant actuellement en fonction, sur base des archives conservées, ne pourra livrer qu’une analyse très lacunaire. Le problème de la mémoire syndicale, déjà criant au niveau du papier, par manque de conscience historique et de systématicité de la sauvegarde lors des passages de témoins, n’en sera qu’accentuée avec la dématérialisation des échanges.
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Un autre exemple est celui des sites Internet des institutions ou mouvements qui comportent toute une série d’informations, et parfois même l’intégralité de leur parcours et activités. Ces sites Internet qui rendent l’information plus facile d’accès aujourd’hui qu’hier sont plus ou moins régulièrement modifiés. Qui pourrait archiver de manière systématique l’ensemble du contenu de ces sites, alors que le producteur lui-même ne le fait pas ? Dans ce cas, même la récupération du disque dur du producteur ne résoudrait pas le problème. Sans parler des sites éphémères créés à l’occasion d’une mobilisation ou des blogs militants qui jouent de vrais rôles dans des mobilisations ou dans la diffusion des idées mais dont personne ne conserve les différentes étapes. Cette question n’est pas négligeable : qui pourrait étudier aujourd’hui l’évolution des sites Internet des syndicats ou des partis de la naissance du Web à aujourd’hui ? Qui pourrait, pour prendre un autre exemple, étudier aujourd’hui à travers les sites Internet encore actifs quelle fut la stratégie médiatique sur le Web de l’altermondialisme à la fin des années 90 ?
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Les réseaux sociaux constituent un exemple encore plus significatif de l’évolution toujours plus rapide dans une culture de l’immédiateté difficilement compatible avec la recherche future en histoire. Aujourd’hui une partie de l’information militante, de sa diffusion… passe par Facebook, Twitter, Youtube, etc. Des campagnes entières de mobilisations, la coordination d’actions, voire même des groupes militants, ne s’organisent que via le Web 2.0. Ne pas analyser ces canaux de diffusion rendrait également partielle l’analyse des positionnements et actions de certains acteurs. Mais là encore comment archiver et conserver cette masse d’informations dont le producteur lui-même n’aura pas gardé de trace ? Et qui s’en chargera ? Sans parler des nouveaux moyens qui, comme Snapchat, ont fait de l’éphémère leur marque de fabrique.
Nous sommes conscients de ne faire qu’esquisser la réflexion (nous n’avons ainsi quasiment pas abordé les aspects techniques tels que la taille des serveurs nécessaires, la question éventuelle des droits…) à partir de notre propre pratique. Nous savons que le monde archivistique est conscient de ce problème et que certains groupes de travail réfléchissent à ces questions, notamment au sein de l’Association des archivistes francophones de Belgique. Notre but était de profiter d’un fait pouvant paraître anodin (le premier numéro numérique du Bulletin d’information) pour poser à nouveau la question plus fondamentale de la conservation des documents au format numérique (soit ce qui est produit directement sous forme immatérielle, soit ce qui existe aussi au format papier mais qui a été numérisé,qui pose des questions similaires mais aussi différentes) des archives de demain sur lesquelles devront se baser les historiens contemporanéistes. Le risque existe que l’histoire de la « période numérique », qui suivrait en quelque sorte la période contemporaine, soit une histoire qui se fasse sans sources écrites. Un beau paradoxe qui n’est cependant pas inéluctable.