Le fait télévisuel comme objet de recherche en Belgique
Anne Roekens, Département d’histoire – Université de Namur
Issu d’une communication présentée lors de la journée de l’ABHC (Leuven, 25 mai 2018) sous le titre « Télévisions et débats identitaires en Belgique francophone », ce texte a pour objectif de dresser un bref bilan historiographique dans le champ encore peu défriché de l’histoire de la télévision en Belgique et d’esquisser les axes de recherche relatifs à l’histoire du média télévisuel, tels qu’ils sont explorés depuis quelques années à l’Université de Namur.
En Belgique, histoire et télévision prennent le temps de s’apprivoiser. Et c’est peu de le dire. Si des travaux sont bel et bien parus sur l’histoire de la télévision depuis les années 1970, la prise en considération du petit écran comme source historique est aujourd’hui encore freinée par différents facteurs. Premièrement, les historiens sont peu préparés, dans leur formation, à exploiter des documents audiovisuels dont les spécificités posent des questions particulières en termes de critique historique (que l’on songe à la captation mécanique du « réel », à la multiplicité des ressources expressives, à la pluralité des instances énonciatives ou à la question de la réception des contenus médiatiques). Deuxièmement, la télévision reste considérée comme un objet culturel mineur, confinée dans l’ombre du surplombant et prestigieux septième art. Et le développement libéral et marchand du secteur télévisuel, enclenché en Belgique dès les années 1970, n’a guère redoré le blason d’un média souvent jugé aliénant et abêtissant. Troisièmement, l’accès aux sources télévisuelles reste à tout le moins problématique dans notre pays. Comme l’a écrit Jean-Noël Jeanneney, ce « déséquilibre de la documentation » induit « un risque d’exagération de l’importance relative de l’écrit, puisque les traces en sont plus aisément disponibles ».1 Le problème est d’autant plus crucial en Belgique que celle-ci ne dispose pas de dépôt légal dans le domaine (contrairement aux systèmes français et britannique par exemple). Les modes de conservation et de consultation varient donc d’une chaîne à l’autre et sont chaque fois très différents pour les télévisions privées, locales ou publiques… De quoi dissuader de jeunes historiens de se lancer dans une telle chasse au trésor (d’autant que la copie des documents télévisuels est le plus souvent payante).
La nécessaire maîtrise d’outils analytiques des sciences de la communication, le poids des jugements de valeur à l’égard d’un objet de recherche peu légitime, les considérables écueils heuristiques n’ont fort heureusement pas eu raison de toute initiative de la part des historiens belges. Plutôt que de retracer la parution de travaux dans l’ordre chronologique, j’ai choisi de dresser un bilan historiographique relatif au média télévisuel en Belgique, selon les types d’approches utilisés. Préalables à toute analyse des contenus médiatiques, des études ont été menées au sujet de l’histoire institutionnelle des télévisions en Belgique, en particulier au sujet des chaînes de service public. Jean-Claude Burgelman, Hilde Van den Bulck et Alexander Dhoest ont signé des synthèses concernant la chaîne flamande et ses liens avec le monde politique du nord du pays.2 Du côté de l’histoire de la RTB(F), il faut en tout cas citer les travaux de Muriel Hanot et la thèse de doctorat de Flore Plisnier.3 Parallèlement à l’essor du média télévisuel dont la consommation devient un important fait social, des études ont été rapidement menées sur les modalités de réception des programmes, dont l’initiative revient très certainement à Gabriel Thoveron.4
En ce qui concerne l’analyse de contenus télévisés en tant que tels, les historiens ont focalisé leurs travaux sur trois ensembles de programmes particuliers. Ce sont les émissions d’information (journaux télévisés et magazines) qui, sans surprise, constituent les contenus le plus souvent analysés. En plus des études axées sur les journaux télévisés (dont la thèse de Lieve Desmet), toute une série de mémoires de master ont été consacrés à des programmes d’information comme facteurs de manifestation et de construction de représentations sociales.5 Un deuxième groupe d’émissions télévisées a logiquement retenu l’attention des historiens et a même fait l’objet d’au moins trois thèses de doctorat : il s’agit des programmes historiques qui, incontestablement, jouent un rôle important dans la construction des mémoires collectives et posent des questions cruciales en ce qui concerne l’usage et l’interprétation d’images d’archives.6 Enfin, les contenus télévisuels ont également été étudiés comme reflets et leviers des processus identitaires, dans le contexte médiatique particulier d’une séparation précoce des institutions flamandes et francophones (puisque cette dernière est définitivement entérinée en 1960).7
Si l’on approfondit la lecture des ouvrages et travaux ainsi répertoriés, il est permis de déceler une certaine disjonction entre l’approche institutionnelle, d’une part et l’analyse des discours télévisuels, d’autre part. Comme si l’attention s’était essentiellement portée, jusqu’à présent, sur les deux points extrêmes du fait télévisuel : l’instance énonciatrice officielle et les programmes diffusés au final (le plus souvent, dans un cadre strictement national, voire communautaire). Il est manifestement temps de décloisonner l’histoire du petit écran en Belgique. C’est en tout cas ce que nous tentons de faire, au département d’histoire de l’Université de Namur. Créé en 2013, le groupe de recherche « Histoire, Sons et Images » (HiSI) ambitionne, plus largement, de contribuer à une prise en considération des sources audio et/ou visuelles en tant que documents incontournables de l’histoire du long XXe siècle. En ce qui concerne le champ télévisuel en particulier, trois axes de recherche sont actuellement explorés.
En 2016-2017, nous avons été impliqués dans un projet international financé par l’Agence universitaire de la Francophonie (A.U.F.) et intitulé « Télévisions et nations en semi-périphérie européenne ». Le projet s’est inscrit dans la continuité d’ouvrages de synthèse récents qui ont permis de mieux appréhender les rapports étroits qu’ont entretenus les diverses télévisions européennes.8 Loin de fonctionner en vases clos et imperméables, les médias nationaux sont, depuis leur création, marqués par des échanges. À partir des cas de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Belgique, une étude comparative a été menée au sujet des emprunts de chacune des chaînes publiques à des « centres » de production (qu’il s’agisse des États-Unis, de l’URSS ou de la France) et de mesurer, au travers des programmes publiés dans la presse spécialisée, l’évolution de la dépendance de ces télévisions vis-à-vis de l’étranger. En ce qui concerne les télévisions belges, il est intéressant de constater que, dès le départ et sans surprise, les télévisions flamande et francophone vont se tourner vers des modèles culturels différents : la BRT diffuse plutôt des programmes américains ; la RTB, des programmes français. L’étude statistique a également permis de déceler des temporalités distinctes en ce qui concerne l’émancipation des télévisions belges. Le recours massif à des productions propres a été plus précoce au nord du pays qu’au sud. Au-delà des limites de la recherche (qui, faute de sources, s’en tient aux importations de programmes et non aux autres modes d’inspiration et de copie), ce projet a permis de placer l’histoire de la télévision belge dans une perspective transnationale particulièrement stimulante.
Un deuxième axe de recherche consiste à analyser les rapports entre les chaînes de télévision et les conflits sociaux en Belgique (dans les années 1950 et 1960). Ce faisant, nos travaux tendent à considérer le petit écran comme acteur social à part entière, qui doit nécessairement être replacé dans des contextes politiques et sociétaux plus larges. Le petit écran s’inscrit, en effet, dans un paysage médiatique diversifié, puisque la presse écrite et la radio jouent un rôle prépondérant (et militant) dans les sociétés occidentales du milieu du XXe siècle. Au gré des circonstances, les médias publics et privés nouent des relations distinctes et parfois contradictoires avec les mouvements contestataires et le pouvoir en place dont ils peuvent tour à tour jouer les porte-voix ou les éteignoirs. Ces interactions complexes entre médias et mouvements sociaux ont, à l’heure actuelle, été approchées dans les contextes particuliers des manifestations catholiques de la guerre scolaire (1955), de la grande grève de l’hiver 1960-1961 et de la grève des femmes de la FN (1966).9 Ces études de cas nous ont semblé d’autant plus pertinentes qu’elles se situent justement dans une période de négociation et de mutation du statut des médias belges de service public : c’est en mai 1960 que la loi Harmel distingue définitivement la RTB et la BRT et précise, surtout, que les émissions d’information doivent être réalisées « sans aucune censure préalable du gouvernement ». Au-delà de ce changement réglementaire, la médiatisation de l’agitation sociale des décennies 1950 et 1960 permet d’apprécier plus finement le degré effectif d’autonomie des télévisions vis-à-vis de leur pouvoir de tutelle.
Enfin, un troisième axe de recherche vise à reprendre et à renouveler les interrogations qui étaient au cœur de ma propre thèse de doctorat. Mes recherches personnelles centrées sur le magazine socioéconomique « Wallonie » (1962-1969, 1991-1995) avaient croisé des archives audiovisuelles, des procès-verbaux du conseil d’administration de la RTB(F) et une dizaine de témoignages oraux. Tel qu’il a été analysé, le magazine témoignait à la fois d’un engagement politique régionaliste des journalistes (rassemblés autour d’Henri Mordant) et des réticences présumées du public vis-à-vis du fédéralisme (qui s’amenuisent au fur et à mesure où la régionalisation se met en œuvre). Aujourd’hui, il est possible d’approcher de manière plus détaillée la chaîne de production médiatique grâce au travail de Flore Plisnier qui a procédé à l’inventaire des archives de la RTB de 1960 à 1977. À la croisée de nos recherches respectives, l’analyse des organigrammes de la chaîne publique et des correspondances entre direction et journalistes permettrait de cerner plus précisément qui a pris l’initiative et la responsabilité des contenus diffusés. Y a-t-il eu velléité de la part de la hiérarchie de cadrer le ton et le contenu des émissions « Wallonie » ? Par plusieurs courriers, Henri Mordant manifeste en tous les cas le désir de disposer d’une plus grande liberté. Au-delà du cas de l’émission « Wallonie », le projet serait de creuser la question de la politisation de la RTB(F) et du partage des prérogatives, grâce au croisement des archives écrites et audiovisuelles. Qui, de l’autorité de tutelle, des journalistes ou des échelons intermédiaires, a le dernier mot ?
Qu’il s’agisse d’une comparaison transnationale, d’une étude du petit écran aux prises avec des acteurs et fait sociaux ou d’une radioscopie des tensions interpersonnelles qui se jouent au sein d’une instance médiatique, l’objectif de nos recherches est bien de franchir une étape supplémentaire dans la prise en considération de la télévision comme source pour l’historien. Certes, la rareté et la spécificité des archives télévisuelles ont nécessité que des recherches portent au petit écran une attention exclusive. Aujourd’hui, les télévisions, en tant qu’institutions activées par des individus et en tant que pourvoyeuses de discours médiatiques, méritent d’être intégrées à des recherches plus larges. L’histoire de la Belgique de la seconde moitié du XXe siècle ne peut plus en faire l’économie.
Références
- Jeanneney, J.-N., Une histoire des médias. Des origines à nos jours (Paris : Seuil, 4e édition, 2011), p. 8.
- Burgelman, J.-C., Omroep en politiek in België : het Belgisch audio-visuele bestel als inzet en resultante van de naoorlogse partijpolitieke machtsstrategieën (1940-1960) (Bruxelles, 1990) ; Van den Bulck, H., De rol van de publieke omroep in het project van de moderniteit : een analyse van de bijdrage van de Vlaamse publieke televisie tot de creatie van een nationale cultuur en identiteit (1953-1973) (Leuven, 2000) ; Dhoest, A., Van den Bulck, H., Publieke televisie in Vlaanderen : een geschiedenis (Gent, 2007).
- Hanot, M., Mairesse, F., Rasseaux, A.-F., RTBF 50 ans : l’extraordinaire jardin de la mémoire (Morlanwelz : Musée de Mariemont, 2004) ; Plisnier, F., Pluralisme, autonomie culturelle et tutelle politique. La RTB 1960-1977. Structuration d’un service public de l’audiovisuel (Bruxelles : ULB, thèse de doctorat, 2017).
- Thoveron, G., Radio et télévision dans la vie quotidienne (Bruxelles, 1971). Voir également : Hanot, M., Une histoire de la réception télévisée entre perspectives historique et médiatique, dans Les recherches en communication et leurs perspectives. Histoire, objet, pouvoir, méthode (Paris, 2002).
- Desmet, L., Dat was het nieuws! Een multimethodisch historisch onderzoek naar de ontwikkeling van het televisiejournaal en de nieuwsproductiepraktijk op de Vlaamse openbare omroep (1953-1990) op basis van origineel beeldmateriaal en geschreven bronnen van het VRT-beeld- en documentenarchief (Gent : UGent, thèse de doctorat, 2006) ; Lanotte, M., Dupont, C., Jespers, J.-J., L’univers au jour le jour : trente ans d’histoire du journal télévisé de la RTBF (Bruxelles : 1986). Parmi les mémoires de master, citons, à titre d’exemples, Benhachem, K., Les émissions Interwallonie. RTB, Centre de production de Liège (ULB, 1978) ; Lemaire, F., Bras de fer sur la table des négociations : analyse des représentations et de la couverture médiatique des négociations communautaires menant à la quatrième réforme de l’Etat au travers des journaux télévisés de la RTBF et de RTL-TVI (26 février 1992-29 septembre 1992) (Louvain-la-Neuve, master en histoire, 2010) ; Claes, D., “Plutôt Rouge que mort !” Le débat public autour de la crise des euromissiles en Belgique francophone entre 1983 et 1987 (Louvain-la-Neuve, master en histoire, 2014) ; Micciche, A., L’image de Charleroi à travers les journaux télévisés de la R.T.B.(F.) (1965-2005) (Bruxelles, master en histoire ULB, 2015).
- Hanot, M., Le passé retrouvé : au croisement de la réalité et de la véridiction : lecture sémio-pragmatique des magazines d’histoire en télévision (thèse de doctorat UCL, Louvain-la-Neuve, 1998) ; Grégoire, J., Étude de l’histoire à la télévision dans ses rapports avec l’historiographie, la pédagogie et la culture populaire, spécialement en Belgique (1953-1995) : complicité et dissension d’un couple à la culture disparate (thèse de doctorat, ULg, Liège, 2006) ; Maeck, J., Montrer la Shoah à la télévision (Paris : éd. Nouveau Monde, 2009). Citons deux mémoires de second cycle : Vanden Daelen, V., 22 jaar oorlog op de BRT : geschiedenis van “Produktiekern Wereldoorlog II” (Gent, 2000) ; Stokart, L., Le Cinquantenaire de la Grande Guerre vu par la RTB : les émissions “14-18 : le journal de la Grande Guerre” (Louvain-la-Neuve, 2014).
- Roekens, A., Écran, mon petit écran, dis-moi qui est encore belge… Pour une lecture des programmes de la RTBF comme lieux de (co)construction identitaire en Wallonie (1960-2000) (thèse de doctorat, UCL, Louvain-la-Neuve 2004) ; Sinardet, D., Vlaamse en Franstalige media over Franstaligen en Vlamingen : wederzijdse representaties van de andere in politieke debatprogramma’s (Antwerpen, 2007).
- Bignell, J., Fickers, A., A European television history (Oxford : Wiley-Blackwell, 2008) ; Bourdon, J., Du service public à la télé-réalité : une histoire culturelle des télévisions européennes, 1950-2000 (Paris, 2011).
- RoekenS, A., « Vers une archéologie des images-archives. Le cas de la grande grève en Belgique », in : Maeck, J., Steinle, M. (dir.), L’image d’archives. Une image en devenir (Rennes : PUR, 2016), pp. 183-197 ; Micciche, A., Roekens, A., « Images et visages d’une grève de femmes (RTB-BRT, 1966-2016) », in : Dynamiques. Histoire sociale en revue, n°0 (2016) ; Roekens, A., « De la guerre scolaire à la grève du siècle », in : Pacco, J.-F. (dir.), Vers l’Avenir. Cent ans d’information en province de Namur (Namur: Société Archéologique de Namur, 2018), pp. 67-70.