Stanard, Matthew G., The Leopard, the Lion, and the Cock. Colonial Memories and Monuments in Belgium (Leuven: Leuven University Press, 2019), 338 p.
Romain Landmeters, Université Saint-Louis
Alors que s’annonce l’anniversaire du soixantième anniversaire de l’Indépendance du Congo (30 juin 1960), le professeur d’histoire contemporaine au Berry College (États-Unis, Géorgie) Matthew G. Stanard revient, dans son dernier livre, sur six décennies de mémoire coloniale dans l’espace public belge. Ce spécialiste de la nouvelle histoire impériale1 est reconnu par ses pairs pour avoir comparé l’entreprise coloniale belge aux autres empires coloniaux2. Son nouvel ouvrage est composé de six chapitres. Le premier résume l’expérience coloniale belge (1885-1962) et fait largement écho aux propos qu’il avait tenus dans l’excellente édition de sa thèse de doctorat _Selling the Congo_3 (2011) à propos de la propagande coloniale et le développement d’une image d’empire colonial belge ; les cinq autres retracent chronologiquement les manifestations de la mémoire de la colonisation en Belgique (1960-1967 ; 1967-1985 ; 1985-1994 ;1994-2010, 2010-2018).
Pour M.G. Stanard, la décennie 1950 a constitué le socle d’imaginaires sur la base duquel se fonde la mémoire de la colonisation belge. Outre qu’il étoffe sa thèse de manière convaincante, l’historien décrit minutieusement ô combien, tout en au long de la période postcoloniale, les manifestations mémorielles dans l’espace public belge se raccrochent toujours à un imaginaire façonné par la propagande belge durant les dix dernières années de l’entreprise coloniale. Le recyclage des photos et des films produit·e·s à l’époque, notamment par InforCongo4, et leur rediffusion – le plus souvent sans apparat critique – jusqu’à nos jours sont particulièrement bien mis en exergue.
Pour redéployer la mémoire coloniale en contexte postcolonial, M.G. Stanard utilise les coupures de presse issus de 30 journaux différents. Il sélectionne scrupuleusement les déclarations les plus significatives d’hommes politiques belges. Sur papier encore, il relève les relents de nostalgie dans les ouvrages rédigés par d’anciens coloniaux de même qu’il dénonce, dans les manuels scolaires, le silence sur les exactions commises sous l’EIC ou l’apologie faite des pionniers belges de la conquête coloniale. Du côté culturel, l’historien brosse en outre l’évolution des productions artistiques et théâtrales qui se sont emparées du passé colonial belge. Comme par exemple la pièce d’Hugo Claus Het leven en de werken van Leopold II sortie en 1970 et dont la mise en scène par Raven Ruël a encore suscité une vive polémique en 2018 à Bruxelles5. Dès qu’il le peut, le chercheur rapporte précisément l’audience de l’événement culturel qu’il évoque. À la télévision aussi, l’historien débusque les rosy views of colonialism véhiculée par les émissions commémoratives. Le répertoire dressé par M.G. Stanard est complet et très bien documenté. Peut-être manque-t-il la place jouée par le folklore dans la transmission de stéréotypes racistes coloniaux notamment via la pratique du blackface et/ou le maintien de _zwartgemaakte tradities_6 – depuis Zwarte Piet jusqu’au Sauvage d’Ath en passant par les Noirauds bruxellois – qui ont défrayé la chronique ces dernières années.
L’autre thèse développée par M.G. Stanard est celle d’une différenciation progressive de la mémoire coloniale du Nord de celle du Sud de la Belgique – dont l’anthropologue Bambi Ceuppens, en se concentrant sur la mémoire flamande, avait posé les jalons7. Elle nous semble logique au vu de l’évolution institutionnelle, réforme après réforme, de l’État belge ainsi que de la constitution progressive de deux champs médiatiques de plus en plus distincts – un francophone, un néerlandophone. On reste donc perplexe sur le fait que cette argumentation ait valu à l’ouvrage un titre animalier qui rappelle la taxidermie tervurenoise.
L’histoire du Musée royal de l’Afrique royale, principal outil de la propagande coloniale en Belgique, est au cœur de l’ouvrage. Sa nouvelle mouture, l’AfricaMuseum, a été inaugurée en décembre 2018. Depuis cette réouverture, deux débats concernant le passé colonial de la Belgique font rage : celui de la restitution des biens culturels africains détenus par les institutions belges et celui de la décolonisation de l’espace public belge (monuments, statues et noms de rues) ; ces débats qui ont été portés jusque dans les parlements fédéraux et régionaux8.
Sur la première question, M.G. Stanard montre à quel point la question de la restitution de biens culturels par la Belgique au Congo ne date pas d’hier. Réclamée dès les négociations de la Table ronde belgo-congolaise de Bruxelles en 1960, négociée sous l’égide de Mobutu à partir des années 1970, la restitution s’est traduite en un retour, par étapes, d’un nombre restreint d’œuvres d’art et d’artefacts zaïrois9. Le poids des collectionneurs d’art africain à Bruxelles, souvent prompts à présenter une vue positive de la colonisation belge n’y est, comme le montre l’auteur, pas étranger. Dans ce refus de la Belgique de restituer le patrimoine congolais, l’auteur y lit à la fois une affirmation tacite de la légitimité de conquête coloniale et y voit des occasions manquées pour une décolonisation complète.
Sur la seconde question, le chercheur offre un matériau de base très précieux à tous ceux qui voudraient œuvrer à la décolonisation de l’espace public10. Non seulement l’historien identifie près de 50 monuments et plaques disséminé·e·s sur le territoire belge à travers son ouvrage mais il offre en outre en annexe, à ceux qui voudraient l’imiter, un inventaire des rues, monuments, etc. qui mériteraient également une démarche similaire à celle qu’il a entreprise.
Pour terminer, si M.G. Stanard a brillament écrit sur les artéfacts coloniaux et la mémoire dont ils étaient à la fois dépositaires et vecteurs, il a, selon nous, trop peu parlé des êtres humains qui la font vivre. En particulier, l’historien a trop brièvement évoqué la présence congolaise – et encore moins burundaise et rwandaise – en Belgique depuis les indépendances à nos jours. Il a omis certains articles majeurs écrits11 depuis la thèse pionnière de Mathieu A.Z. Etambala12. Au niveau démographique, il ne livre pas non plus les chiffres les plus récents sur l’immigration subsaharienne en Belgique13 . Quant aux discriminations structurelles que subissent tous les jours les personnes afro-descendantes en Belgique, on regrette qu’il n’ait pas au moins cité l’excellent portrait des citoyens belgo-congolais, belgo-rwandais et belgo-burundais, réalisé par les chercheur·e·s Sarah Demart, Bruno Schoumaker, Marie Godin et Ilke Adam et financé par la Fondation Roi Baudouin. De même, on reste sur sa faim, dans le dernier chapitre et l’épilogue, quant au rôle joué, depuis le début des années 2010, par le champ associatif des diasporas congolaises, rwandaises et burundaises. Sans la lutte acharnée14, sous formes de production de savoir et de mobilisation de la jeunesse15, menée par le Collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD), les associations Bamko-Cran, Bakunshinta et bien d’autres encore, il est fort probable que la place Lumumba (Okito et Mpolo) n’existerait pas.
Il n’empêche : M.G. Stanard a fait le point. La lecture de son ouvrage constitue désormais un passage obligé pour tout qui voudra prendre part aux débats sociaux sur lesquels pèsent encore le passé colonial de la Belgique. Une histoire renouvelée, notamment sur la base de cet ouvrage, doit être enseignée et transmise ; une histoire connectée autant aux enjeux socio-culturels du présent qu’aux derniers résultats de la recherche en sciences humaines et sociales. Pourvu que les éditeurs saisissent l’occasion de traduire cet ouvrage afin qu’il soit lu par le plus grand nombre. Pour que les voix critiques ne soient pas à nouveau étouffées16 lors des prochaines commémorations…
Webreferenties
- Matthew G. Stanard: https://www.berry.edu/academics/fs/mstanard
- portrait des citoyens belgo-congolais, belgo-rwandais et belgo-burundais: https://www.kbs-frb.be/fr/Virtual-Library/2017/20171121_CF
- Collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD): https://www.memoirecoloniale.be/
- Bamko-Cran: https://www.bamko.org/
Références
- Stanard, Matthew G., « Post-1945 Colonial Historiography and the New Imperial History », in: Van Nieuwenhuyse, Karel et Valentim, Jaoquim Pires (éd.), The Colonial Past in History Textbooks. Historical and Social Psychological Perspectives (Charlotte: Information Age Publishing, 2018), pp. 13-30.
- Stanard, Matthew G., European Overseas Empire, 1879-1999. A Short History (Hoboken: Wiley Blackwell, 2018), 248 p.
- Stanard, Matthew G., Selling the Congo. A History of European Pro-Empire Propaganda and the Making of Belgian Imperialism (Lincoln & London: University of Nebraska Press, 2011), 387 p.
- Le Centre d’Information et de documentation du Congo Belge et du Ruanda-Urundi (CID) créé en 1950 et devenu InforCongo peu avant 1960 était l’organe de propagande coloniale de la Belgique. Cf. Colard, Sandrine, « The Afterlife of a Colonial Photographic Archive: The Subjective Legacy of InforCongo », in Critical Interventions. Journal of African Art and Visual Culture, vol. 12, no 2, 2018, pp. 117-139.
- Catherine, Lucas, « De KVS en Congo : Is het foei Hugo Claus of foei Raven Ruëll ? », in De Wereld Morgen, 14 mars 2018: http://www.dewereldmorgen.be/artikel/2018/03/14/de-kvs-en-congo-is-het-foei-hugo-claus-of-foei-raven-ruell, consulté le 14/03/2018.
- Lemmens, Koen et Vrielink, Jogchum « Zwartgemaakte tradities », in De Standaard, 24 mars 2015, p. 38.
- Ceuppens, Bambi, Congo made in Flanders? Koloniale Vlaamse visies op « blank » en zwart » in Belgisch Congo (Gent: Academia press, 2003).
- de Groote, Julie et al., Proposition de résolution concernant la restitutions des restes humains et des biens culturels issus de la période coloniale, doc. 126/1, Bruxelles, Parlement francophone bruxellois, 8 février 2019, adoptée le 29/03/2019 ; Targnion Pierre, « Le Sénat va étudier la question de la restitution du patrimoine africain », in Le Soir, 8 décembre 2018, p. 37.
- Stanard, Matthew G., The Leopard, the Lion, and the Cock. Colonial Memories and Monuments in Belgium (Leuven: Leuven University Press, 2019), pp. 105-106.
- Berny, Sèbe et STANARD, Matthew G. (ed.), Decolonising Europe? Popular Responses to the End of Empire, New York/Londres, Routledge, à paraître en 2020, 336 p.
- Cornet, Anne, « Les Congolais en Belgique aux XIXe et XXe siècles », in Morelli, Anne (éd.), Histoire des étrangers… et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours (Bruxelles : Couleur livres, 2004), pp. 375-400 ; Cornet, Anne, « Migrations subsahariennes en Belgique. Une approche historique et historiographique », in Mazzocchetti, Jacinthe (éd.), Migrations subsahariennes et condition noire en Belgique: à la croisée des regards (Louvain-la-Neuve/Paris : Academia-L’Harmattan, 2014), pp. 39-64.
- Etambala, Mathieu Z.A., In het land van de Banoko. De geschiedenis van de Kongolese/Zaïrese aanwezigheid in België van 1885 tot heden (Leuven: Hoger Instituut voor de Arbeid, 1993).
- Schoumaker, Bruno et Schoonvaere, Quentin, « L’immigration subsaharienne en Belgique. État des lieux et tendances récentes », in Mazzocchetti, Jacinthe (éd.), Migrations subsahariennes…, op. cit., pp. 65-94.
- Grégoire, Nicole et Mazzocchetti, Jacinthe « Altérité « africaine » et luttes collectives pour la reconnaissance en Belgique », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, no 2, 2013, pp. 95-114 ; Grégoire, Nicole, « Diaspora congolaise en Belgique et “Africains” : vie associative et dissidences (post)coloniales », in Demart, Sarah et Abrassart, Gia (éds.), Créer en postcolonie 2010-2015. Voix et dissidences belgo-congolaises (Bruxelles : Bozar/Africalia, 2016), pp. 32-41.
- _Lutte contre les discriminations au regard de l’histoire et de la mémoire coloniales : état des lieux. Actes de la conférence, Bruxelles, 7 décembre 2012_ (Bruxelles : Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, 2012) ; Robert, Mireille-Tsheusi et Rousseau, Nicolas, Racisme anti-Noirs. Entre méconnaissance et mépris (Bruxelles : Couleur livres, 2016) ; Soiresse Njall, Kalvin, « Diaspora congolaise en Belgique, entre espoirs et tourments », dans Politique. Revue belge d’analyse et de débat, no 106, décembre 2018, pp. 87 90 ; Ural Manco, Mireille-Tsheusi Robert et Billy Kalonji, « Postcolonialisme et prise en charge institutionnelle des jeunes belgo-congolais en situation de rupture sociale (Anvers, Bruxelles) », dans African Diaspora, vol. 6, no 1, 2013, pp. 21-45.
- Stanard, Matthew G., The Leopard, the Lion, and the Cock. Colonial Memories and Monuments in Belgium( Leuven: Leuven University Press, 2019), p. 241.