Interview avec le réalisateur Benjamin Hennot
Bénédicte Rochet, UNamur
Benjamin Hennot est un romaniste aux multiples facettes. Commentateur de l’œuvre de Clément Pansaers, sur lequel il vient de créer une émission radiophonique (« Revival pansaerien », 2018), et spécialiste de l’influence du taoïsme sur le mouvement Dada, il s’intéresse également à l’histoire des mouvements populaires et aux énergies qui les ont portés. Il explore ces mouvements par la réalisation de documentaires qui tentent de capter et de restituer en langage cinématographique des expériences de vie. B. Hennot a ainsi réalisé La jungle étroite (Underworld - 2013) sur le jardin des Fraternités ouvrières de Mouscron, démonstration positive de la permaculture en tant qu’éducation populaire. En 2015, le combat des anti-barragistes couvinois, et leur victoire en 1978, sont au cœur de son documentaire La Bataille de l’Eau Noire (YC Aligator Film - 2015). Pour son dernier opus Stan & Ulysse, l’esprit inventif (YC Aligator Film - 2018), il a décidé de s’immiscer « dans la tête des guerriers de la liberté », celle de Stan et d’Ulysse, deux maquisards du Groupe D du service Hotton installés dans la région de Chimay et Couvin.
Ses récits cinématographiques s’appuyant sur une trame historique, il nous a semblé intéressant de lui donner la parole sur la problématique de l’écriture documentaire avec des archives.
Quelles sont vos formations et influences cinématographiques ?
Je suis romaniste de formation mais j’ai touché professionnellement à de nombreux domaines, ce qui, me semble-t-il, est indispensable pour créer des films. J’ai commencé à réaliser des documentaires à 37 ans et mes films sont un prolongement de mes activités précédentes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle aujourd’hui je fais une pause car je commence à ne plus être poussé par l’énergie accumulée dans ces expériences multiples. Pour en revenir à mon éducation cinématographique, j’ai organisé avec des amis des ciné-clubs après mes études. J’ai suivi, comme élève libre, des cours d’analyse cinématographique. Mais je n’ai pas fait d’école de cinéma. En réalité, je n’ai jamais voulu être cinéaste, je vois plus le film comme un outil de lutte ou une exploration d’alternative…
Est-ce que vous qualifiez La Bataille de l’Eau Noire et Stan et Ulysse, l’esprit inventif comme des documentaires historiques ?
Non, la partie historique est accessoire. C’est-à-dire que la base doit être historique et tout ce qui est dit doit être vérifié historiquement, mais ce que je cherche c’est de capter l’énergie qui a animé les acteurs de l’époque. Ce qui m’intéresse dans la réalisation d’un documentaire relève du séminal : je le conçois comme un devoir de transmission d’énergie à de nouvelles générations pour produire d’autres événements mobilisateurs par la suite. Je recherche l’énergie qui a présidé à l’événement et non une jolie photographie de celui-ci, qui le fige et le contemple. Stan et Ulysse n’est pas un documentaire sur la résistance en Wallonie et n’a jamais été conçu et présenté comme tel. Le sous-titre précise bien son sujet : ‘l’esprit inventif’.
Quel a été le processus d’écriture du documentaire Stan et Ulysse, l’esprit inventif ?
Le film était écrit et scénarisé, mais l’écriture est continue : dès qu’il y a des nouvelles idées au sein de l’équipe, si elles rentrent dans les lignes de forces du film, y compris les lignes esthétiques, je prends. J’ai, en effet, défini dès le départ un ton à suivre : un film lyrique, épique sur l’art du bricolage au maquis et sur l’aspect guerrier. À tous les collaborateurs artistiques et techniques, que ce soit le cadreur, les musiciens ou le monteur, je donne des mots-clés désignant l’humeur de la séquence. J’avance pas à pas, en fonction aussi des suggestions techniques (utiliser des rails de traveling, par exemple). Il y a des idées tant à l’écriture qu’au tournage et qu’au montage ; il faut toutes les exploiter à fond et celles qui ne fonctionnent pas, on jette. Maintenant, c’est vraiment au montage que l’on prend les décisions finales. Un film, ce n’est pas une conférence, une leçon d’histoire. Cela doit être fluide en langage cinématographique : voilà ce que je m’efforce de bricoler avec toute la matière que l’on a à disposition au montage.
Pouvez-vous préciser le rôle du monteur et celui du producteur ?
C’est un vrai travail d’équipe entre le réalisateur, le producteur et le monteur. Cela permet un équilibre entre l’opinion d’un monteur et d’un réalisateur souvent très esthètes et celle du producteur qui se porte garant de l’accessibilité du documentaire, spécialement pour les films coproduits par des télévisions. Mais cela ne me gêne nullement, car je veux faire des films à la fois populaires et d’une certaine qualité formelle. Ce sont des collaborations artistiques et intellectuelles très intenses, surtout avec le monteur dont le rôle est crucial : je ne veux pas d’un film de contemplation d’images. Le montage ne doit pas être trop subtil, ni trop timide, parfois il faut clairement exprimer les choses.
Quels sont les éléments qui guident votre écriture documentaire ?
Je pars des acteurs de l’histoire et je récolte leur témoignage. Ce sont les témoignages qui guident la narration. Mais ce n’est pas l’individu en tant que tel qui m’intéresse chez ces témoins. Je recherche l’énergie transformatrice de l’histoire qui les a traversés en orientant de manière volontaire l’interview sur des actions audacieuses. Dans ces moments de lutte, l’individu n’est plus seul et n’est plus lui-même, il est pris par une force collective de résistance qui l’excède et qui l’amène à se surpasser.
Les archives papiers et audiovisuelles viennent appuyer et illustrer le témoignage, elles sont un élément dynamique du récit. Elles participent au récit, tout doit participer au lyrisme. Je fais du cinéma épique et lyrique.
En tant que réalisateur, quelles sont les difficultés pour retrouver des archives, pour les consulter et pour les utiliser dans un documentaire ?
Pour l’accès et la consultation, je n’ai jamais eu de problème. Tout ce qui est juridique et administratif est géré par la production en tant que personne morale du documentaire. C’est également la production qui négocie les droits d’utilisation de ces documents d’archives. Parfois, l’autorisation d’utilisation d’images d’archives se joue également sur la confiance. Par exemple, dans La Bataille de l’Eau noire, les anti-barragistes avaient filmé eux-mêmes les événements, ils m’ont fait confiance et donné des copies sans paiement de droit. Parfois, il y a aussi certains flous sur les droits.
Comment ces archives sont-elles restituées à l’écran ?
Pour la presse écrite, même quand elle est numérisée, je retourne à l’original pour photographier le document. C’est en effet compliqué techniquement de photographier ou de filmer un écran de consultation de la Bibliothèque Royale. Et puis j’aime bien le matériau brut, la trame d’un vieux journal pour l’aspect esthétique dans le documentaire mais aussi pour son aspect probatoire. Par la suite, ces photographies d’extraits de presse peuvent être stylisées. Par exemple, dans La Bataille de l’Eau Noire, la couleur noire étant une des lignes esthétiques du documentaire (l’Eau Noire, la radio de l’Eau Noire, les abeilles noires, le drapeau noir des anti-barragistes), on a fait une inversion de couleur : le fond du journal devenant noir et la police blanche. Les articles de presse sont toujours utilisés pour soutenir le récit. Par exemple, dans Stan et Ulysse, les extraits de la presse collaboratrice qui qualifient les résistants de ‘saboteurs’ ou de ‘terroristes’ sont placés dans les moments où cela a un intérêt dans la narration : quand ils hésitent à s’engager dans la résistance par exemple… Ces extraits doivent être un ressort dramatique : qu’est-ce que l’avenir te réserve si tu t’engages ? Tu seras banni de la société.
Qu’en est-il des archives sonores ? Le son d’origine est-il conservé ou bien est-il traité au risque de perdre la texture sonore de l’époque ?
Parmi les archives sonores, j’aime bien le son radio car c’est un son ‘qui tient tout seul’ et qui permet alors plus de liberté dans le choix des images. La Bataille de l’Eau Noire et Stan et Ulysse commencent d’ailleurs tous les deux avec des archives radio. Dans La Bataille de l’Eau Noire, c’est une interview radio de Guy Mathot, alors ministre des Travaux publics. Son nom n’est pas indiqué dans le documentaire (ni à l’écran, ni en voix off), les gens qui ont connu sa voix la reconnaissent de suite. Souvent, je ne mets pas d’identification sur ces sons radios car je ne veux pas qu’il y ait un style didactique. Mais si on creuse un peu, très vite, on peut vérifier les informations transmises. C’est ma règle en général : tout doit être vérifiable mais sans mettre de notes de bas de page. Dans Stan et Ulysse, ce qui ouvre le film, c’est un extrait d’un discours radio du bourgmestre du Grand Bruxelles, Jan Grauls. Là, la référence a été ajoutée à l’écran. En effet, le documentaire avait été testé sur plusieurs personnes et la majorité n’identifiaient pas la voix du bourgmestre… Ce questionnement gênait la dynamique et la fluidité du film, on a donc décidé d’identifier l’archive et le locuteur avec un ‘synthé’, une légende de bas d’écran. L’identification n’est donc pas une règle absolue, c’est au cas par cas. Si l’archive se suffit à elle-même, on ne mentionne pas la source.
La difficulté avec des archives aussi anciennes que celles de Radio-Bruxelles, la radio au service de l’occupant, c’est d’avoir un son audible. Le plus souvent, le son d’origine est en effet traité avec des logiciels, mais uniquement dans l’objectif de les rendre audibles. Quitte à ajouter par après un craquement marquant l’époque. Le son est très important dans mes documentaires. Derrière chaque placement de musique, de couches sonores dans une séquence, il y a une intention.
Les images d’archives subissent-elles aussi un traitement esthétique ?
J’essaie de respecter le statut de l’image. Par exemple, dans Stan et Ulysse, une séquence reprend des images d’archives sur la Brigade Piron à Bruxelles issues des actualités filmées Le Monde Libre qui sont des images de propagande alliée. La séquence commence par ces images et, puis, soudain, elles sont gelées : la propagande est arrêtée, calée, bloquée. De même, la musique d’origine des actualités filmées déraille ; on l’a ralentie et déformée pour signifier le dysfonctionnement de la machine propagandiste. Dans ce cas-ci, le son d’origine est explicitement, ostensiblement déréglé pour faire de la ‘contre-propagande’. L’idée est de créer une rupture dans le langage : ce n’est plus le langage fluide de la propagande.
Vous dites respecter le statut de l’image, pourtant, dans Stan et Ulysse, vous faites appel à des images amateurs de la région de Chimay des années 1950, celles d’Albert Hubert, pour illustrer le ravitaillement du maquis en 1944. N’y a-t-il pas une distorsion entre l’histoire des événements et celle des images utilisées pour rendre visible cet événement ? N’est-ce pas trahir l’archive et lui donner un sens nouveau ?
Oui, tout à fait. Mais c’est un peu comme une reconstitution. Au lieu d’une reconstitution, j’ai pris des images à peu près de l’époque, je sais que ce sont des fausses et si le spectateur réfléchit un peu, il sait que ce ne sont pas des images de 1944. Il n’y a rien qui dit que ce sont des résistants sur ces images.
Donc pour vous, le contrat de lecture de ces ‘fausses’ images de 1944 est clair pour le spectateur ?
Oui, le générique mentionne que ce sont des images d’Albert Hubert des années 1950. Ce n’est pas caché. Si j’avais mis la mention de la source à l’écran, cela aurait cassé l’effet, l’émotion.
Vous êtes donc clairement dans un effet de réel ?
Oui, j’assume cette utilisation. Je mens pour faire exister la population locale.
C’est sans doute là où vous vous distinguez d’un documentaire historique et d’un point de vue d’historien ?
Oui, clairement, je ne fais pas œuvre d’historien. Mais ce que je raconte est vrai. C’est clairement un détournement mais c’est du ‘mentir-vrai’, la population locale a vraiment soutenu le maquis. Maintenant, le montrer ou le mimer d’une manière ou d’une autre a, pour moi, peu d’importance.
Est-ce un subterfuge face à l’absence d’images filmées du maquis ?
Oui, tout à fait. Un des défis de Stan et Ulysse était de pallier ce manque d’images filmées. Mais c’est le genre de contrainte appréciable, car elle force à la créativité. On a d’ailleurs fait quelques reconstitutions pour le film. Pour éviter la rupture totale, la cassure dans le film, j’ai focalisé ces reconstitutions filmées sur des détails. Cela donnait des images numériques glaciales, elles ont donc été traitées et étalonnées. Toutes les images du film ont d’ailleurs été étalonnées, recadrées, recontrastées, mises en 16/9e sinon c’est irregardable.
Pouvez-vous expliquer l’analogie entre les résistants et les indiens dans Stan et Ulysse ?
C’est toujours cette idée d’affect guerrier et de comprendre les comportements humains en temps de guerre. Au départ, je pensais qu’utiliser des images de westerns hollywoodiens serait impensable car hors de prix. Mais en fait, tous les films réalisés par des Américains avant 1923 sont, selon la législation nord-américaine, dans le domaine public. On a donc foncé mais la difficulté était d’avoir accès à des images de qualité car celles disponibles sur internet, par exemple, sont pixellisées.
En mettant des indiens pour illustrer les actions des résistants, il fallait éviter la pièce rapportée ou l’impression que l’on se moquait d’eux. Mais éthiquement, par rapport à l’expérience racontée par les témoins résistants, cela collait de mettre des indiens car eux-mêmes se qualifiaient comme ‘pirates’, ‘corsaires’… Pour ces jeunes, la guerre était aussi un jeu. De plus, le groupe comptait en son sein un descendant d’indiens d’Amérique ! L’analogie pouvait fonctionner.
Le documentaire Stan et Ulysse contient, à plusieurs reprises, des cartons-titres de films muets ? Quelle est leur fonction ? Scander le récit ?
Après le premier montage, le monteur trouvait que la deuxième partie du documentaire en l’état était un collier de perles, c’est-à-dire qu’on enchaînait les actions des résistants, les coups d’éclats mais sans enjeu et sans contexte. Il fallait les mettre en tension. Les cartons-titres permettent d’annoncer ces coups d’éclats en utilisant l’imaginaire du cinéma. La plupart des cartons ont été fabriqués en imitant des modèles issus des westerns des années 1920, des films de Méliès… Et c’est, à nouveau, le son et la musique qui ont permis de faire le liant et de fluidifier le tout.
Combien de temps faut-il entre l’idée d’un documentaire et sa réalisation concrète ?
La durée optimale, entre le premier dossier et la copie zéro, c’est deux ans… quand tout s’enchaîne bien au niveau des dossiers, des archives, des aspects techniques, etc. Bien souvent, on sort du cadre idéal… et on approche plus des trois ans. Mais pour réussir une création artistique, il ne faut pas compter son temps… L’important, c’est la passion.
Webreferenties
- La Bataille de l’Eau Noire: https://www.labatailledeleaunoire.com/
- Stan & Ulysse, lâesprit inventif: https://www.stanetulysse.com/