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Du tapuscrit à la publication en ligne: www.ropslettres.be

Véronique Carpiaux

« Si les planches obscènes de Rops étaient antiques, si elles appartenaient à un musée secret de Naples, il y aurait toute une légion de vieux savants écouillés qui commenteraient leur beauté », écrivait Edmond de Goncourt en 1888.1 Et pourtant, aujourd’hui encore, la réputation de « l’infâme Fély », comme il aimait s’appeler lui-même, reste d’actualité, malgré l’évolution des mentalités et des mœurs. Le public le considère encore parfois comme un « pornographe » et le musée qui porte son nom continue à souffrir de son image « d’enfant terrible », notamment dans le cadre de ses divers programmes de médiation. « Je me suis beaucoup promené à travers mon temps, avec ou sans chemise, et quelque fois tout nu, sans me retourner, sachant que ce que les curieux et les curieuses pouvaient voir était de “bien portance”, et d’aspect dont je n’avais pas à tirer honte »,2 écrivait-il, avec l’impertinence qui le caractérise, lui dont la devise était : « Vertueux ne puis, hypocrite ne daigne, Rops je suis. »3 Revisiter la personnalité et la carrière d’un tel homme à travers sa correspondance, telle est la gageure que le musée Rops s’est donnée depuis plusieurs décenies. Le souhait des équipes muséales qui se sont succédées et avant elles, des « Ropsistes »,4 est de découvrir, via ses nombreuses missives passées à la postérité – près de 4000 sont actuellement répertoriées – les méandres de la vie et l’œuvre de cet enfant du XIXe siècle, partagé entre la Belgique et Paris.

Anonyme, Portrait de Félicien Rops, dédicacé à Louise Danse, vers 1893, photographie, 18,5 x 10 cm. Musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. photo 33.

Né en 1833 à Namur, ayant quitté la Belgique vers 1870 pour faire carrière comme illustrateur à Paris, Félicien Rops a conservé de nombreux contacts dans son pays natal tout en développant un réseau important en France. Il s’est lié d’amitié avec Charles De Coster, a rencontré Charles Baudelaire, côtoyé Poulet-Malassis, Verlaine, Barbey d’Aurevilly, Rodin et bien d’autres. À travers ses écrits, c’est donc toute l’histoire du XIXe siècle qui apparait en filigrane : la guerre de 1870, les évolutions médicales et scientifiques, le développement des moyens de communication et de transports, les difficultés liées aux classes sociales, les turpitudes des mœurs bourgeoises et de la prostitution, les divertissements, etc. « Dans mes lettres comme dans mes dessins, j’ai toujours appelé […] “un chat, un chat” ! Je ne crains donc pas les indiscrétions épistolaires, et comme on ne peut les publier sans mon autorisation ou après moi, celle de mes héritiers, les lettres qui “roulent” de moi, me sont à peu près indifférentes. Elles me feraient peut être plaisir à relire, pour, comme vous le dites très bien, respirer encore une bouffée de jeunesse, ou pour supprimer les bêtises qui doivent les émailler, mais voilà tout. Les bêtises de jeunesse sont même intéressantes souvent, & les sagesses des âges murs, souvent aussi ne les valent pas. Puis je ne deviendrai jamais sage, je le sais, et je m’en console. »5

Lettre de Félicien Rops à [Philippe] Burty, s.l., [1868]. – Bruxelles, Archives et Musée de la littérature, inv. ML/04631/0005. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 1532. © AML

Du vivant de l’artiste, la qualité de sa plume fut saluée par de nombreux écrivains, critiques ou artistes. « Celui-là écrit mieux encore qu’il ne grave […]. Si l’on publie un jour sa correspondance, je m’inscris d’avance pour mille exemplaires de propagande »,6 écrivait Edgar Degas. Commencée dans les années 1930, à l’initiative de Maurice Kunel (1883-1971), historien et homme de lettres, le recensement de la correspondance de Rops s’est fait principalement à partir de collections privées ou d’institutions publiques. Tapuscrites, ces missives ont permis à M. Kunel d’écrire des dossiers thématiques7 à partir des propos de l’artiste : sa vie, ses voyages, ses amours scandaleuses, son lien avec la franc-maçonnerie, etc. Il a rassemblé toute cette matière dans plusieurs dossiers, organisés par thématiques, par personnages-clés, par œuvres, créant un index et déjà des notices de personnes et d’œuvres qui se révèlent aujourd’hui bien précieuses.8 Ce travail titanesque de retranscription et d’annotation a occupé M. Kunel jusqu’à la fin de sa vie, permettant à plusieurs générations de chercheurs d’avoir accès aux lettres éparpillées de l’artiste.

Tapuscrit de Maurice Kunel et Gustave Lefèbvre, Correspondance de Félicien Rops, exemplaire unique conservé aux Archives de l’Art contemporain aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Limal, s. éd., 1942, vol. IV, p. 96.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que reprend le projet d’édition des lettres de l’artiste. Pensant éditer un ouvrage papier, l’équipe du musée Rops alors en charge du dossier est confrontée à de nombreuses difficultés en lien avec la matière épistolaire : où placer les nombreuses missives qui ne sont pas datées ? Comment intégrer les nouvelles découvertes, etc. Avec l’avancée fulgurante du numérique, le projet évolue vers une édition en ligne. Idéal pour la conservation et la recherche, le traitement des lettres sur un site permet d’avancer par fonds, d’affiner la datation, d’ajouter les lettres retrouvées en cours de projet, d’éditer des notices au fur et à mesure de la recherche et d’intégrer des images ou de la correspondance parallèle : une série d’opportunités nouvelles inenvisageables avec une impression papier.

Aujourd’hui en cours d’élaboration et d’amélioration constante, le site www.ropslettres.be répertorie plus de 2500 lettres. Celles-ci sont issues de différentes collections, musées, bibliothèques. Les possibilités de recherches sont nombreuses pour tous les scientifiques dont le champ de recherche tourne autour du XIXe siècle. Rops est en effet volubile sur des thèmes divers, citant nombre d’œuvres – les siennes et celles des autres ! –, des Salons, des cafés ou cabarets où la vie culturelle se déployait, des hommes politiques, des artistes, des écrivains et éditeurs, des événements et bien d’autres sujets encore. Avec plus de cent destinataires et plus de trois cents noms de personnes citées, la base de données www.ropslettres.be offre des opportunités de recherches importantes, sans oublier les lettres illustrées de l’artiste qui donnent au site une valeur esthétique non négligeable.

Lettre de Félicien Rops à [Armand Gouzien], s.l.n.d. – Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. II/6958/83. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 2231. ©Bibliothèque royale de Belgique

En plus d’être une mine d’informations sur le XIXe siècle, les lettres de Rops ont sans consteste donné un nouvel élan à la recherche et ont permis à des projets d’exposition d’émerger. La récurrence de certaines références chez l’artiste ou l’évocation d’une information anecdotique ou essentielle dans un contexte historique particulier ouvrent la voie à des expositions thématiques intéressantes. De nouveaux liens peuvent être établis avec des artistes romantiques ou symbolistes de l’époque. Une ouverture se fait sur l’interdisciplinarité puisque Rops ne s’intéresse pas aux uniques œuvres d’art, mais puise dans la vie de ses contemporains pour nous donner un regard personnel sur le siècle qu’il traverse et qui est la source de bien des bouleversements. Ces informations nous permettent également de faire le lien avec la période contemporaine. En effet, le XIXe siècle de Rops semble bien proche des questionnements de notre XXIe siècle sur la société en mutation, sur les moyens de communication qui se déployent, sur la technologie qui semble parfois prendre le pas sur l’humain, sur les avancées médicales, sur les mégapoles que les artistes du XIXe siècle cherchaient déjà à fuir, etc. Ces différentes thématiques rendent l’œuvre de Rops proche de nos interrogations et peuvent ainsi être transmises par des moyens de médiation particuliers. Le service éducatif prend donc cette matière comme terreau pour enrichir les visites guidées et les apprentissages divers pour les publics d’enfants, d’adolescents ou d’adultes.

Espace ropslettres dédié à la correspondance de l’artiste. Musée Félicien Rops. © A. Gheys

Le dernier volet que l’étude de la correspondance a rendu possible consiste en un renouvellement de la scénographie du musée. Les lettres de l’artiste étaient peu nombreuses dans les salles pour des raisons de conservation du papier. Avec le numérique, l’apparition d’écrans mettant en valeur les lettres illustrées a valorisé le projet. Un ordinateur présente en permanence le site, tandis que des installations interactives ont pris place dans les salles : le bureau et le fauteuil de Félicien Rops. Bien sûr, ce n’est pas du mobilier d’époque, mais bien des créations autour de l’exploitation de cette fameuse correspondance. Le bureau permet, en ouvrant les tiroirs, d’avoir accès à des lettres ayant trait à un thème de la vie de Rops : sa rencontre avec Baudelaire, les femmes, sa vie de famille, etc. Deux écrans permettent alors d’avoir la lettre et son « tapuscrit » que l’on découvre à l’aide d’une « loupe magique ». Les visiteurs se rendent ainsi mieux compte des différents aspects que recouvre cette correspondance volumineuse. « Ensuite, ils sont invités à s’installer dans un fauteuil où, grâce à un haut-parleur dissimulé, ils peuvent entendre une lettre de Rops lue par un comédien. Un travail de sélection important a été réalisé pour choisir une trentaine de missives qui présentait le déroulement de la vie de l’artiste chronologiquement. Une brève introduction écrite par un spécialiste permet de resituer la lettre dans son contexte.

Le site www.ropslettres.be a donc bouleversé en profondeur la connaissance sur l’artiste, mais aussi et surtout son accessibilité. Il a permis de dynamiser la recherche et d’ouvrir de nouveaux champs d’investigation. Nul doute que l’avenir de ce genre de publication en ligne a encore de beaux jours devant lui : « Il faut avant tout, en art, littérature, ou peinture, et même musique que chaque fragment de production soit un avéré progrès, une chose que l’on n’avait pas produit “en progrès”, sans cela on est “en perte” », disait Rops, visionnaire.9

- Véronique Carpiaux

Webreferenties

  1. www.ropslettres.be: http://www.ropslettres.be/
  2. www.ropslettres.be: http://www.ropslettres.be/
  3. www.ropslettres.be: http://www.ropslettres.be/

Références

  1. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, t.3, p.155, en date du 13 septembre 1888.
  2. Lettre de Félicien Rops à [Edmond] Deman, Corbeil-Essonnes, [31/10/1893]. – Province de Namur, musée Félicien Rops, inv. LEpr/132. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 105.
  3. Lettre de Félicien Rops à Émile Leclercq, Paris, s.d. – Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. III/215/2/12a+III/215/2/12b. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 564.
  4. Rops utilise ce terme dans une lettre à [Henri Liesse], s.l., [1888]. – Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. II/2927/120. Édition en ligne : www.ropslettres.be – n° d’édition : 1858. Il fait également référence à un groupe créé en 1936 qui a soutenu l’idée de fonder un musée Rops à Namur.
  5. Lettre de Félicien Rops à [Edmond] Deman, op.cit.
  6. Lettre d’Edgar Degas à Édouard Manet. Non localisée. Citée d’après : Auguste-Jean Boyer d’Agen, Rops…iana, Paris, Pellet, 1924, p. 5.
  7. Par exemple, Maurice Kunel, Le grand amour de Félicien Rops, Liège, s. éd., 1964, 46 p.
  8. Maurice Kunel et Gustave Lefèbvre, Correspondance de Félicien Rops, exemplaire unique conservé aux Archives de l’Art contemporain aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Limal, s. éd., 1942. Le musée Rops en possède une copie numérique.
  9. Lettre de Félicien Félicien Rops à Claire Demolder-Rops, Corbeil-Essonnes, 3/9/1896. – Paris, Fondation Custodia, inv. 8173.